Temps et lieux de répétition
Le choix des temps et lieux de répétition est l’un des axes permettant de mieux saisir la spécificité des protocoles de répétition. Les équipes de création peuvent en effet travailler dans l’espace théâtral où ils vont créer, ou bien choisir des lieux alternatifs et s’écarter ainsi de l’échéance de la production. De même, le temps consacré aux répétitions est essentiel pour appréhender le sens et la portée du spectacle.
Pour Jean-François Sivadier, le temps des répétitions n’est pas celui de la maturation d’un spectacle : car le temps de maturation correspond à l’ensemble des spectacles traversés par les mêmes interprètes, à l’histoire du groupe ; tandis que le temps des répétitions est borné par l’objectif plus immédiat d’une représentation. Cette conception semble d’autant plus évidente pour Madeleine Louarn, qui travaille en direction d’un groupe spécifique avec les acteurs de Catalyse. Ce qui suppose une autre appréhension du temps : lorsque Madeleine Louarn insiste sur le temps traversé ensemble qui serait le socle d’une aventure commune - un ou deux ans de travail étant nécessaires avec des « personnes extra-ordinaires » quand on répète trois mois en moyenne avec les « acteurs ordinaires » - Bernardo Montet insiste sur la valeur de ce changement temporel de l’échelle de la production en signalant qu’il entend ainsi échapper aux usages habituels basés sur la notion de rentabilité : avec ces acteurs extra-ordinaires, se trouverait « une autre économie du spectacle, à tous les sens du terme[1].»
Cherchant également à sortir des modes de productions habituels, Claire-Ingrid Cottanceau et Stanislas Nordey disent inventer des protocoles de répétition différents pour chacune de leurs créations. Pour Living !, le travail s’effectue en deux temps et deux lieux. Les répétitions se passent d’abord en Avignon, sans doute parce que le Living a transfiguré l’image du Festival en 1968 ; de la sorte, les acteurs sont conviés à assister à un programme de spectacles choisis par le metteur en scène et sa collaboratrice artistique, ceci pour nourrir le travail de répétition. A l’occasion de cette première phase de travail qui se déroule dans un lieu non théâtral proche du gymnase, il s’agit de se consacrer pendant trois semaines à la recherche dans la joie et la liberté, ceci pour se libérer des angoisses du temps ou du poids des échéances, selon les termes Claire-Ingrid Cottanceau. Après une période de coupure voire d’oubli nécessaire, l’équipe se retrouve à la rentrée dans la salle Gabily du TNB à Rennes, là où les élèves ont reçu la majeure partie de leurs enseignements, et là où ils donneront la première de Living !. La consigne étant alors de « chercher la forme vers laquelle aller[2]. »
Les temps et lieux des répétitions indiquent donc en creux le degré de conformité aux règles habituelles de la production d’un spectacle. Ces choix témoignent ainsi de la nature du lien que l’équipe de création entend nouer avec l’institution.
Déroulé des étapes de la répétition
Quand commencent les répétitions ? Dans le cadre de nos trois exemples, il va de soi que la période préparatoire aux répétitions sur le plateau est essentielle en ce qu’elle permet, pour les équipes de création, une phase d’appropriation individuelle du projet collectif. Il existe cependant des nuances entre ces trois pratiques, qui tiennent à la volonté du metteur en scène d’impliquer ou non les autres membres de l’équipe dans ce premier temps de la création.
Avec Les Oiseaux, Madeleine Louarn dit par exemple avoir rompu avec une ancienne pratique, qui consistait à s’entourer d’un dramaturge et d’un assistant. Pour ce projet, elle ne ressent plus le besoin de discuter en amont des répétitions, mais dit travailler chez elle, seule. Elle a, précise-t-elle, moins lu que pour les pièces précédentes les auteurs susceptibles de dresser un contexte sur le plan littéraire ou philosophique mais s’est attachée à la seule dramaturgie de la pièce, les références choisies pour ce travail étant plus contemporaines : en effet, ce sont les œuvres de Pasolini (Uccellacci e Uccellini, 1966) et de Rosselini (Les onze Fioretti de François d’Assise, 1950) qui ont essentiellement inspiré le travail d’approche du metteur en scène, Saint François d’Assise étant d’abord connu pour avoir parlé aux oiseaux ; cette forme de naïveté étant au cœur du projet désiré par Madeleine Louarn[3].
La proposition de Jean-François Sivadier implique plus avant le reste de l’équipe ; rappelant que quatre personnes sont associées au choix premier du texte[4], Véronique Timsit précise également que la première approche suppose de le lire ensemble pour le mettre à l’épreuve des questions ; ceci pour savoir « à quel type d’expérience on a envie de convier les spectateurs[5] » ; le but étant de s’approprier collectivement la pièce en « faisant semblant d’écrire ensemble la pièce» et de trouver « le conducteur, au sens chimique du terme », de cette proposition : si la question centrale était celle de la vérité avec La vie de Galilée[6], elle sera, avec Le Misanthrope, celle de la sincérité et de la vérité au théâtre comme dans la vie.
C’est avec Living ! que le protocole des répétitions avant les premières répétitions est le plus long, ce qui suppose une volonté de partage des enjeux très en amont avec l’équipe de création, et notamment les acteurs. En effet, Stanislas Nordey décide avec Claire-Ingrid Cottanceau d’impliquer très personnellement les acteurs dans le choix des textes ; ceci en leur faisant parvenir, quatre mois avant les premières répétitions en Avignon, les textes de référence au sein desquels les acteurs auront à choisir leur partition. Plus précisément, le metteur en scène et sa collaboratrice demandent aux comédiens de proposer une restitution de leur lecture initiale des textes dont ils auront à imaginer la forme : lettre au metteur en scène, textes ou notes, dessins ou photographies, collages, etc. En plus de cette restitution, il est demandé aux acteurs d’apprendre, avant d’arriver en Avignon, les textes « qui les brûlent[7].»
Vient ensuite la deuxième phase des répétitions, avec le plateau.
Madeleine Louarn dit là encore avoir transformé son mode d’approche, « en renouant avec une pratique qu’elle avait abandonnée » : pour Les Oiseaux, elle s’adonne à un travail de régularité en venant aux répétitions deux à trois fois par semaine pour des séances de 3 à 4 heures de travail, ce temps de répétition étant supérieur à celui des créations précédentes ; le reste étant utilisé pour le travail des acteurs sur le chant et la danse en association avec Bernardo Montet (chorégraphe), David Segalen (créateur son), et la mise en bouche du texte adapté par Frédéric Vossier avec une éducatrice (Erwanna Prigent). Evoquant sa présence au moment des répétitions, Madeleine Louarn dit avoir accompagné Erwanna Prigent dans le travail sur le texte, en apportant pour les acteurs des vidéos susceptibles de les inspirer pour leur propre travail, et en racontant avec elle les histoires que les acteurs auraient à jouer ; ceci afin de constituer pour chacun « un magasin des curiosités[8]». Plus largement, le metteur insiste sur la valeur d’un temps d’immersion avec l’ensemble de l’équipe de création, au Mans (Théâtre du Radeau) ou à Morlaix (Théâtre de l’Entresort), qu’elle qualifie de temps d’observation, d’écoute et de compréhension de l’autre. Il s’agit là « d’être avec» pour permettre aux acteurs d’agencer leurs propres parcours.
Avec l’équipe de Jean-François Sivadier, c’est le texte qui guide et impose le déroulement des répétitions. C’est pourquoi le travail s’établit selon une logique chronologique, les acteurs entrant alors progressivement dans l’œuvre. Si le metteur en scène dit avoir abandonné une part de sa volonté de maîtrise de l’espace pour que Le Misanthrope soit un spectacle d’acteurs, il signale également qu’il n’y a pour l’équipe qu’un temps : celui de la représentation. Ce qui importe est en effet le lien de l’acteur à son rôle, le jeu entre la parole et le texte : cette combinatoire ludique étant l’assurance d’un retour de la vie dans la forme en focalisant le regard du spectateur sur l’entrée de l’acteur dans la fiction.
Revenons enfin aux deux temps de travail de l’équipe Living !. En Avignon comme dans nombre de ses spectacles, Stanislas Nordey commence par un travail à la table, objet qui reste d’ailleurs très longtemps concrètement sur le plateau. Puis vient un travail d’improvisations qui partent de cette table et gagnent le plateau en son entier, l’indication donnée aux acteurs étant de rester dans une « communauté d’écoute [9]» avant d’investir l’espace de jeu. Chaque jour, l’acteur apprend de nouveaux textes en fonction de ces temps premiers d’improvisations. De là, rajoute Claire-Ingrid Cottanceau, se sont dessinées des corps et des figures sans que les partitions textuelles ne soient encore fixées. De retour à Rennes, l’équipe revient à l’occasion d’un grand tour de table sur l’expérience avignonnaise, ceci « pour se retrouver tranquillement dans le travail ». Puis vient un « pas de côté » pour recréer cette communauté, avec une marche dans la forêt inspirée par Farenheit 451, film de Truffaut de 1966, et placée sous l’égide de la musique de Schumann, la marche ayant pour principale fonction de redonner à l’acteur la conscience de l’espace. C’est ensuite seulement que les acteurs retrouvent le chemin du plateau.
Le déroulé des étapes de la répétition, qu’il s’agisse de la période d’appropriation du projet ou des premières expériences de plateau, nous permet donc de penser la répétition comme un espace d’actualisation ; chaque metteur en scène choisissant l’élément moteur de cette mise au présent : Madeleine Louarn travaille ainsi sur la question de l’être ensemble, l’imaginaire construisant un territoire commun aux êtres « normaux » et « handicapés » ; Stanislas Nordey met ainsi en exergue la question du désir de l’acteur, moteur reliant les temps de formation et de création ; Jean-François Sivadier expérimentant l’espace qui sépare inéluctablement l’acteur de son rôle.
Echauffements et trainings
Les attitudes de nos trois équipes de création face à la question des échauffements[10] et/ou des trainings[11] est radicalement différente : si Nicolas Bouchaud se plaît à rappeler que l’acteur est un « athlète du cœur[12]», il nie avec virulence toute nécessité pour lui d’en recourir à l’échauffement ou au training, voire à la pratique du chant ou de la danse dans le cadre d’une formation. Redisant à cet endroit combien il est heureux de ne pas avoir suivi le cursus d’une école dramatique nationale, (et suggérant ainsi qu’il n’était pas assez formaté pour y entrer), Nicolas Bouchaud rappelle combien la rencontre avec Didier-Georges Gabily l’a déplacé de son univers familial, (son père étant metteur en scène, sa mère comédienne), et l’a mené à ressentir la nécessité d’un travail radical : « en nous demandant de nous mettre nus sur un plateau ou de nous raser la tête » pour des ateliers ou des spectacles ignorés du grand public, Gabily a été « un formateur d’acteurs exceptionnel ». Car « c’est la personne qu’on voit sur un plateau et ce qu’elle donne alors », cette offrande qui ne devant rien « aux trucs de l’acteur ». Ce que Nicolas Bouchaud dit avoir appris aux côtés de Didier-Georges Gabily ou de Rodrigo Garcia plus tard, c’est que l’acteur est là pour « défendre le projet » ; la « technique intime » étant affaire personnelle[13].
Dans le cadre de l’aventure des Oiseaux, c’est Stéphanie Péinado, souffleuse au moment des représentations publiques, qui dit porter sur le travail le regard d’une « répétitrice » en assurant le training des acteurs « pour alimenter un peu la machine ». Il n’est pas anodin de rappeler à cet endroit que Stéphanie Péinado fréquente le Théâtre de l’Entresort depuis treize ans, tout d’abord en tant que stagiaire dans le cadre d’une formation avant d’y donner des interventions pédagogiques ; cette longue collaboration lui ayant permis d’établir « une relation de complicité » avec l’atelier Catalyse, et d’obtenir « la confiance » des acteurs, ces modes relationnels « n’étant pas toujours possibles avec des acteurs dits normaux ». Il s’agit alors de proposer « un temps de chauffe physique, de concentration et de mise au travail », en se souvenant qu’on ne peut imposer à ces acteurs ce que l’on veut, et qu’ils déplacent sans cesse l’imaginaire du metteur en scène en imposant leur présence physique particulière et inaliénable[14]. Ce sont également le chorégraphe (Bernardo Montet), le créateur son (David Segalen) et l’éducatrice travaillant sur la mémoire des textes (Erwanna Prigent) qui mènent auprès des acteurs des « stages-rencontres » ou des « moments d’accompagnement » dans leurs domaines d’intervention spécifiques. En proposant des enchaînements de danse très simples, des temps de relaxation et d’écoute, des massages, Bernardo Montet dit apporter « un outil ou un medium pour aider les acteurs de Catalyse à se libérer ». Mais c’est également à une réflexion où le poétique rencontre le politique que Bernardo Montet est confronté dans cet exercice : pourquoi vouloir tenir debout ? En quoi cette posture donne-t-elle une force et laquelle ? Car les acteurs handicapés auraient une puissance tenant à la qualité singulière de leur émotivité :
« Quand je danse avec Jean-Claude Pouliquen dans le cadre d’un duo public, je ne le vois pas comme un handicapé mais je ressens son hypersensibilité. Quand je mets la main sur sa poitrine je sens son dos. C’est un acteur de verre[15].»
L’équipe de Living ! a de son côté été accompagnée par Martine-Joséphine Thomas, chanteuse lyrique qui intervient depuis 2003 au sein de l’école du TNB et qui a également accompagné quatre productions de Stanislas Nordey[16]. Décrivant sa collaboration vocale auprès du metteur en scène, Martine-Joséphine Thomas écrit :
« Mon travail pédagogique est axé sur le corps et la voix. Voix ne pouvant être émise sans ce corps qui vit, qui respire, qui tantôt est exubérant tantôt inhibé. Bref, un corps vivant et émouvant. Tout mon travail est axé sur des exercices physiques allant du plus petit mouvement au plus grand pour libérer le souffle donc la voix. […] Toutes les séances commençaient par une phase de relaxation propice à la concentration. Toutes les séances se terminaient par des questions de la part des jeunes artistes et des prises de notes afin qu’ils puissent avoir un choix d’outils nécessaires durant leurs travaux scéniques[17].»
La question des échauffements et/ou des trainings se pose de façon radicalement différente au sein des trois équipes observées : si l’équipe de Sivadier dénie la valeur de ces exercices préparatoires au profit d’une adhésion globale avec le projet de la mise en scène, celle de Madeleine Louarn insiste sur la nécessité d’une mise en confiance de l’acteur qui en passe par l’approche de techniques diversifiées ; l’équipe de Nordey, tout entière tendue vers la question de la langue, privilégiant un travail initial tout à la fois physique et vocal. Plus globalement, le choix ou non choix des modalités de l’échauffement détermine et image les perspectives de la direction de l’acteur.
Direction d’acteurs
Les équipes sollicitées par ce travail de recherche-action parlent aujourd’hui plus facilement de protocole de répétition que de direction d’acteurs, dont beaucoup disent qu’elle est mineure dès lors que l’on accepte de considérer l’interprète comme un créateur à part entière. Stanislas Nordey dit volontiers qu’il ne dirige pas ses comédiens ; Jean-François Sivadier qu’il a depuis longtemps abandonné cette vieille volonté de maîtrise ; Madeleine Louarn et Bernardo Montet évoquant de leur côté la vulnérabilité des acteurs de Catalyse, qui n’exclut pas l’exigence mais oblige à rester sur le qui-vive et le temps présent. En l’absence de modèles de représentation préexistants, toute répétition est le lieu même de l’invention. Répéter, c’est d’abord créer en posant le cadre de l’expérience.
Les acteurs de Living ! s’accordent pour dire que Stanislas Nordey ne les a pas dirigés sur ce projet, ce dont le metteur en scène convient aisément :
« Qu’est-ce qu’être dirigé ? Je n’aime pas trop encadrer l’acteur. étant acteur moi-même, je sais qu’on n’est jamais plus beau que quand on est le propre constructeur de son rôle. […] Et puis le deuxième enjeu était de mettre les acteurs dans la liberté du surgissement au plateau. […] Je leur ai seulement donné des notes rythmiques[18]. »
Répondant plus avant à la question de savoir si l’acteur créateur pourrait se passer du metteur en scène, Stanislas Nordey précise sa position sur ce sujet :
« De manière générale, le metteur en scène a trop de pouvoir, il est trop présent. En même temps je crois à la force et à la beauté de ce regard-là, de cette présence là quand c’est une présence de collaboration […] Ce que j’aime, c’est que l’intervention de la mise en scène soit une intervention assez douce[19]. »
Dans le cadre de leurs entretiens, les acteurs parlent d’ailleurs plus volontiers d’orientation que de direction du metteur en scène, alors premier observateur voire spectateur du surgissement de l’interprète créateur. Ce qui n’est pas toujours chose facile, comme en témoigne par exemple Duncan Evenou, qui raconte « avoir marché dans l’obscurité en tâtonnant », le désir étant venu « au fur et à mesure et de manière très fragile[20]. » Marina Keltchewsky insiste sur la libération qui naît à l’épreuve de cette non-directivité en ces termes :
« Stanislas Nordey est quelqu’un qui révèle, une personne qui a ce don de regarder les gens avec énormément d’amour et de distance … Il sait ce que c’est que d’être acteur … […] Il dirige de très loin. à aucun moment tu ne te sens dépossédé, tu n’as jamais la sensation d’être une marionnette, il aime tellement l’acteur qu’il lui offre une grande liberté[21].»
De son côté, Jean-François Sivadier évoque une savante interaction entre le metteur en scène et l’acteur plutôt qu’une direction de l’interprète : interrogé par Sylvie Martin Lahmani sur le type de relation qui l’unit à Nicolas Bouchaud, Jean-François Sivadier répond en ces termes :
« C’est comme si nous regardions tous les deux ensemble dans une même direction […]. Je pense que ce sont les textes et les acteurs qui font les metteurs en scène, pas seulement le contraire : je le fais grandir comme acteur, et lui me fait grandir comme metteur en scène. [ …] La confiance est donc capitale. J’investis dans les acteurs une confiance totale que je ne remets jamais en question. L’acteur a évidemment une certaine conscience de lui sur le plateau. En tant que metteur en scène, j’essaie de le voir plus grand et plus fort, je vois le point qu’il pourrait atteindre et je tâche de le faire grandir en fonction de cet objectif. Il s’agit de faire aller l’acteur à un certain endroit, et donc d’être prêt à l’y recevoir[22].»
Jean-François Sivadier évoque également la nécessité d’un vocabulaire commun au groupe en même temps que l’impossibilité de jamais s’entendre totalement ; le problème consistant à comprendre pourquoi un acteur ne fait pas ce que le metteur en scène lui demande : « Soit il n’a pas entendu ou compris l’indication ; soit il pense autrement ; soit il croit qu’il répond à la demande du metteur en scène alors qu’il fait le contraire». «Heureusement », rajoute-t-il, « qu’on ne s’entend pas » : car « diriger les acteurs c’est les voir plus grands qu’ils ne sont », alors que les acteurs « souffrent de n’être pas plus grands ». « Mettre en scène », conclut-il, « c’est avoir un rêve et tendre à ce que le réel s’y accorde. Mais il n’y a plus que du réel au moment des répétitions. Et puis parfois, miraculeusement, on fait un filage et le rêve revient, nous emportant plus loin que ce qu’on aurait osé imaginer ». C’est pourquoi, conclut-il, toute répétition est « expérience du gouffre[23]. »
Les entretiens menés avec Bernardo Montet et Madeleine Louarn pour conséquence de donner aux auteurs du projet scénique le sentiment exacerbé de leur responsabilité. Si la vulnérabilité « est le cœur de la rencontre », le jeu des acteurs de Catalyse n’oscille pas, comme pour les acteurs dits normaux, entre vérité et mensonge, mais entre vérité et abandon de soi car, comme le rappelle Madeleine Louarn, ceux-là ne « savent pas faire semblant » car ils n’ont pas su « mettre une carapace[24]. » Si bien, rajoute Bernardo Montet, que ces acteurs peuvent être imprévisibles. évoquant son expérience dansée avec Jean-Claude Pouliquen, le chorégraphe rappelle combien cette vulnérabilité devient une exigence pour l’autre, car l’acteur peut oublier ou inverser sa partition de jeu ; le partenaire se devant alors de ne pas anticiper, et de « rester sur le présent[25]. » La direction d’acteurs, si elle existe dans encore dans ce contexte, ne peut donc se cantonner à un savoir-faire ou à une quelconque maîtrise, mais à l’acceptation d’un abandon réciproque à l’ici maintenant. « Jusqu’où est-on vulnérable à l’autre ?», s’interroge alors Bernardo Montet.
Pour des raisons différentes, les trois équipes de création critiquent la notion de direction d’acteur en tant qu’elle serait liée à l’exercice d’un pouvoir dirigiste. Toutefois, et comme le rappelle Sophie Proust citant elle-même Jean-Paul Sartre[26], cette non-directivité n’est pas renoncement à un choix, mais revendication d’une direction reposant sur la réciprocité des échanges.
Rituels et jeux de l’acteur
Si la répétition est parfois désignée comme une épreuve proche du rituel, c’est sans doute qu’elle se vit comme un rite de passage dont les caractéristiques majeures ont été commentées par Arnold Van Gennep : le premier, cet ethnologue a en effet repéré l'existence d'une structure tripartite dans le rite de passage : une phase de séparation vis-à-vis du groupe ; une phase de mise en marge (nommée « liminale ») ; une phase de réintégration au sein du groupe, dans une nouvelle situation sociale[27]. Si l’on transpose ces outils dans le cadre de la représentation théâtrale, la séparation vis-à-vis du groupe correspond à l’expérience de la claustration dans la salle noire précédemment décrite, qui sépare l’équipe de création du reste du monde ; puis vient la phase liminale, où l’individu doit quitter son ancien statut (en l’occurrence son identité sociale) pour accéder à un autre état (celui du personnage ou de l’être en scène). Vient en dernier lieu le temps de la réintégration ou de la réincorporation, où la collectivité (le public) atteste du changement de la personne en jouissant de sa transformation.
Les réflexions de Van Gennep permettent également de mieux comprendre la fréquente volonté des équipes artistiques de garder secret le temps des répétitions : si on ne peut, chez les Bambaras, suivre les futurs initiés dans le bois sacré, il reste le plus souvent difficile, au théâtre, d’assister aux étapes de la transformation de la personne pour atteindre à son rôle. Si l’on poursuit cette comparaison, il apparaît que le secret n’est pas seulement le fait d’un caprice d’artiste, mais qu’il est constitutif des deux premières phases du rite de passage : en effet, « dans la phase préliminaire, les rites de séparation visent à édifier des frontières symboliques autour de l’individu. Ensuite, pendant la phase liminaire, les rites visent à la marginalisation[28].» Ce qui nous enjoint à méditer sur la marginalité de l’artiste, trop fréquemment appréhendée d’un point de vue sociologique ou politique, selon une perspective ethnologique.
Si l’on admet désormais cette similitude de la répétition et du rite de passage, encore faut-il décrire, avec nos trois metteurs en scène, les leviers essentiels de cette transformation.
Pour Stanislas Nordey, il est clair que la répétition est l’espace qui incite d’abord à une exploration de la langue. Le choix des textes se fait en fonction de leur capacité à résister à toute interprétation - « Je choisis », dit Nordey, « toujours des textes qui m’inquiètent et que je ne comprends pas » ; le temps de répétition avec les comédiens sera donc ce temps d’étude commune où « l’on s’attache en vain à décrypter le mystère de la langue[29]. » De même Valérie Lang qui fut longtemps une partenaire privilégiée du metteur en scène décrit-elle ce moment où « les acteurs cherchent ensemble à parler la langue du poète [30]». Dès lors la répétition ne peut s’établir systématiquement, « puisque, pour chaque spectacle, que ce soit Genet ou Pasolini, c’est une langue différente », ce qui suppose un protocole de répétition particulier à chaque auteur. « La répétition ne sert qu’à construire une mémoire commune, en traversant ensemble une poésie : la langue – et non le sens, est l’objet principal de notre recherche, qui a fait naître une histoire physique entre nous [31]», conclut-elle.
Pour Stanislas Nordey, la transformation de l’acteur tient à cette exploration verticale de la langue ; pour Jean-François Sivadier, la quête consiste plutôt à rendre la parole de l’acteur efficace. Rappelant à cet endroit que « la parole au théâtre, c’est du temps et de l’espace », le metteur en scène encourage ses acteurs à manifester l’impossibilité de rejoindre leur texte. « Il ne faut pas », dit-il, « imiter les émotions du personnage mais regarder le texte comme un territoire devant soi qu’on ne pourra jamais atteindre. Si bien, conclut-il, « qu’incarner revient à montrer que le texte restera toujours en dehors de l’acteur[32]. » Dans cette esthétique, la transformation de l’acteur doit être maintenue visible, l’effort de l’interprète pour accéder à son rôle étant le véritable enjeu du théâtre. Le plaisir du spectateur tient par exemple à l’effort de Michel Piccoli pour devenir le roi Lear, rêve auquel il n’accèdera jamais totalement. Ou à ceux de Nicolas Bouchaud et Vincent Guédon pour jouer avec Alceste et Philinthe dans le Misanthrope.
Madeleine Louarn parle également de la transformation nécessaire des protagonistes de la création : « Chaque pièce nécessite ainsi un investissement particulier, une transformation réciproque, un déplacement considérable. Pour eux comme pour moi ». Précisant encore sa pensée, le metteur en scène rapporte l’expérience du chorégraphe Bernardo Montet à ses côtés de la sorte : « avec des danseurs ordinaires on essaie d’aller vers l’extra-ordinaire en tentant de faire sortir les interprètes de leur carapace ; avec les acteurs de Catalyse, c’est l’inverse : on part de l’extraordinaire qu’est la période d’apprentissage commune pour aller vers l’ordinaire[33].»
Si l’expérience de la répétition est fréquemment mise en lien avec la dimension du rituel, c’est qu’elle engage à une réflexion sur les transformations en jeu au sein de l’équipe pour atteindre le public. Transformations qui imposent de réfléchir à la notion de sincérité, l’être en scène n’étant peut-être que celui qui a accepté, grâce à l’expérience d’un rituel singulier, de se démasquer.
L’espace scénique
On parle aujourd’hui de scénographie plus que de décor[34], mais encore faut-il chaque fois mesurer à quelle réalité ce terme renvoie tant ce geste jouxte celui du metteur en scène. « Aujourd’hui », rajoute Patrice Pavis,
« la scénographie conçoit sa tâche non plus comme illustration idéale et univoque d’un texte dramatique, mais comme dispositif propre à éclairer (et non plus à illustrer) le texte et l’action humaine, à figurer une situation d’énonciation (et non plus un lieu fixe), et à situer le sens de la mise en scène dans l’échange entre un espace et un texte[35].»
Si Patrice Pavis signale ainsi l’intrication des approches du scénographe et du metteur en scène, nos trois exemples témoignent de l’amplitude des modalités de cette collaboration : le discours de Madeleine Louarn témoigne d’une sorte d’inclusion de la scénographie dans le travail de mise en scène, l’espace scénique étant là une conséquence du travail avec les acteurs plutôt qu’une proposition initiale ; cette posture permettant par ailleurs d’expliquer l’absence d’entretien avec le scénographe des Oiseaux. Emmanuel Clolus revendique plutôt le territoire d’un incessant dialogue avec Stanislas Nordey, échange facilité par un long compagnonnage[36] ; Daniel Jeanneteau désignant sa présence auprès de Christian Tirole et Jean-François Sivadier comme celle d’un corps étranger susceptible de perturber les habitudes d’une famille artistique[37].
Les étapes de la collaboration entre scénographe et metteur en scène sont significatives de leurs implications respectives : rappelant d’abord combien Stanislas Nordey « raconte son histoire » avec les textes initiaux, Emmanuel Clolus dit ensuite procéder à une déconstruction de la matière texte qu’il découpe pour en trouver les articulations, la dramaturgie de l’espace étant à chercher à l’intérieur des mots. Vient ensuite un temps d’échange de photographies, de films ou de rêves, cette étape renforçant le processus du dialogue et menant à des recherches graphiques en volume ou à des esquisses préalables. Le passage aux moments des répétitions est, selon le scénographe, modification inévitable des premières intentions grâce à la seule présence des acteurs. De même, les limites financières obligent à une adaptation constante, à une acceptation fructueuse du principe de réalité. C’est ainsi, conclut Emmanuel Clolus, « qu’on fait d’un manque une qualité ». Cette double contrainte mène le scénographe à construire des leurres pour accompagner le travail des répétitions, l’espace n’étant finalisé qu’aux abords de la première : c’est ainsi qu’un faux décor représentant une scène posée sur le plateau d’un théâtre a été proposé pour le mois de répétitions à Rennes.
La collaboration de Daniel Jeanneteau à la scénographie du Misanthrope a été conditionnée par la volonté de Jean-François Sivadier d’en rompre avec la fidélité à une équipe, parfois ressentie comme un enfermement. D’où la signature de la scénographie par un trio, Jean-François Sivadier et Christian Tirole remettant en jeu leur ancienne complicité avec l’intrusion d’un tiers. Si le processus fut, selon les dires de Daniel Jeanneteau, long (un peu plus d’un an) autant que chaotique, c’est que le spectacle est une œuvre complexe car faite de regards multiples. « Le metteur en scène est l’entrepreneur, celui qui rassemble et synthétise les énergies en présence. Le scénographe s’inscrit dans un mouvement et un désir communs[38]. » Précisant encore les termes de son implication dans ce projet, Daniel Jeanneteau parle d’un « travail d’accompagnement », reposant sur « la perception des intuitions » du metteur en scène qu’il s’agit alors de « radicaliser en donnant plus de puissance aux images ». D’où ce désir de maintenir la distance avec la famille artistique en présence, de « ne pas être trop proche » : car Jean-François Sivadier, pour être au plus près des corps et de l’immédiateté du jeu, « a très peu de point de vue surplombant » et se « concentre sur le détail » ; le scénographe ayant dès lors pour tâche de conserver une vision d’ensemble et de maintenir des lignes de force puissantes, ceci pour exhausser et réaliser les désirs du metteur en scène au-delà de ce qu’il avait initialement imaginé.
Par-delà l’hétérogénéité des pratiques, des tendances esthétiques semblent s’esquisser et rassembler les perspectives scénographiques de Living ! et du Misanthrope. Dans les deux cas, l’espace refuse la mimésis du réel. Daniel Jeanneteau dit combien le travail liminaire a consisté en une « rêverie » : « En lisant calmement Le Misanthrope, qu’est-ce qui revient ? […] Quelles impressions, quelles sensations, parfois hors sujet mais contenues dans le texte ? » S’il n’est pas de jointure directe entre la scène et le monde, c’est que l’on préfère à cette ancienne logique des espaces gardant la trace des moments de répétition. Avec Living !, il s’agissait ainsi de rester entre le fini et le non fini, de « faire avec ce qu’on avait sous la main pour garder le côté brut » de ces moments premiers. Ceci pour placer l’acteur au cœur du dispositif, et garder la trace de sa présence organique autant qu’organisatrice. De la sorte, l’espace est d’abord « gestuel », selon les termes de Patrice Pavis[39]. De même, Daniel Jeanneteau précise-t-il que l’espace doit se dessiner mais en restant informel, les comédiens du Misanthrope ayant besoin de « matières à jouer » figurant autant d’hypothèses visitées au cours du travail ; le véritable paradoxe étant de viser la radicalité tout en exhibant le caractère réversible des propositions retenues. Car le plateau doit rester « l’espace de constantes métamorphoses et apparitions », le lieu de la transformation du comédien qui fait « vivre des mondes et des destins[40]. »
Si l’espace est d’abord gestuel et mimétique du temps de la répétition, il ne nécessite que « peu de choses » : « quelques chaises et encore » pour désigner l’hôtel particulier où s’écrit Le Misanthrope ; tout l’enjeu étant de faire du plateau (qui doit rester le plus vide possible, comme le signale dans des entretiens Jean-François Sivadier), un paysage, Alceste rêvant de nature et de désert. Une ligne d’opposition se construit ainsi entre l’extrême sincérité qui serait contenue dans l’idéal de la nature et les dorures et oripeaux de la comédie. Tout comme dans Living ! le choix est celui de l’accumulations d’objets pauvres (chaises dans le Misanthrope, néons dans Living !), la perspective étant d’explorer par le jeu des séries récurrentes d’objets. Ce choix radical plongeant, selon Daniel Jeanneteau, « l’acteur dans les limbes » en renouvelant son rapport au monde.
On note également, dans ces deux propositions scéniques, une inclusion délibérée du spectateur dans le processus de création. Emmanuel Clolus évoque la multiplicité des espaces d’écoute pour le spectateur : le prologue est donné derrière le dispositif, le reste de la pièce déterminant une scénographie frontale ; les acteurs étagent également l’espace en proférant leur texte depuis le plateau ou le dispositif scénique, ou bien accrochés sur des barres en hauteur. Cette scénographie invisible autant que visible engageant le spectateur à suivre le chemin induit par le texte. « Quand on n’entend pas les mots du texte, c’est qu’on s’est trompés quelque part », conclut le scénographe.
Daniel Jeanneteau place également la scénographie sous l’égide du spectateur : « Si l’on veut échapper au décor, à l’espace mimétique de la réalité, l’un des enjeux essentiels du théâtre est que le public se projette dans la représentation. « Le spectateur doit être l’auteur de ce qu’il voit ». C’est donc à une véritable « économie de l’imaginaire » que le scénographe incite, en ayant à l’esprit de « conserver une part non réalisée entre ce qu’on propose et ce qu’on devrait faire » : de la sorte, le public serait à même d’emplir la place résolument laissée vacante. Car « comment le spectateur entre-t-il dans le jeu ? » Penser l’entrée du corps du spectateur en scène, anticiper le changement de nature de sa présence, c’est évoquer un moment crucial, la transformation n’étant pas le seul fait du comédien mais aussi du public.
Les costumes
Il est sans doute intéressant, pour dire un peu de la création des costumes, de signaler en premier lieu qui s’adonne à cette tâche dans l’économie globale du spectacle. Dans le cas de Living ! il revient à Claire-Ingrid Cottanceau, collaboratrice artistique de Stanislas Nordey, d’occuper ce rôle qui entre en écho avec sa pratique de plasticienne[41]. Pour Les Oiseaux, Claire Raison est tout à la fois créatrice des costumes et habilleuse au moment des représentations. Quant aux costumes du Misanthrope, ils sont créés par une scénographe et créatrice de costumes, Virginie Gervaise[42], avec le concours d’une perruquière, Cécile Kretschmar[43].
à l’instar de la scénographie, les costumes ont ici en commun d’établir une distance plus ou moins grande avec les codes vestimentaires en vigueur dans l’espace contemporain. Claire-Ingrid Cottanceau tente de trouver ce qu’elle nomme le « non-costume », fait de référence subtile aux années 70 tout en s’adaptant aux références et possibles de l’aujourd’hui ; l’enjeu consistant ici à ne pas reproduire les fleurs et pattes d’éléphant des années 70 mais de « faire signe vers », de sorte que l’acteur soit tout à la fois personnage d’hier et personne du présent, cet effet de réel redonnant force et efficacité à la parole du Living. Le deuxième axe de cette création tient à la désignation par la colorimétrie d’une dimension chorale, l’idée étant de « trouver au-delà de chaque acteur le chœur », en évitant toute « déflagration oculaire ». L’esthétique du « non costume » mène également et naturellement à la tentation de la nudité : si le Living Theatre a prétendu et montré que l’exposition des corps pouvait être un acte politique en contrevenant aux valeurs alors admises, les répétitions en Avignon ont conduit l’équipe artistique à éprouver la puissance de cet acte public. La nudité a toutefois été globalement abandonnée après la période des répétitions : une seule « nudité joyeuse et habillée de lumière» est finalement restée le jour de la première. Dans tous les cas, le costume fait signe vers une époque qu’il donne comme révolue mais toujours agissante.
Le Misanthrope est l’occasion d’une galerie de portraits qui surligne les extravagances d’une société de cour dévorée par l’exigence des apparences en la projetant dans un espace contemporain : à côté de perruques empruntées à un XVIIe siècle imaginaire qu’on pose et qu’on enlève, Nicolas Bouchaud en kilt punk, laisse éclater sa rage d’entrée avec la célèbre chanson des Clash : « Should I stay or should I go »… Cette conflagration temporelle sonnant comme une adresse ironique au spectateur, alors convié à ausculter le ridicule joyeux de ses propres comportements.
Certaines contraintes sont spécifiques dans le cas des Oiseaux. Claire raison souligne en effet ce fait que les acteurs handicapés ont un corps en constante modification, cette évolution étant liée à leurs prises médicamenteuses. Observation qu’elle confirme avec les fiches de mesure des acteurs, qui témoignent de ces métamorphoses rapides. Une autre particularité tient au temps consacré à la création des costumes, Madeleine Louarn accompagnant le travail de recherche depuis le moment des premières maquettes jusqu’aux essayages en scène. Les acteurs de Catalyse éprouvent également beaucoup de plaisir à ces transformations physiques qui flattent et révèlent leur imaginaire : costumes, maquillages et accessoires étant perçus comme un accès à des « trésors ». Claire Raison signale également l’importance d’un long temps d’observation pour adapter le costume à la morphologie particulière de chacun des acteurs, ceci pour révéler leur beauté singulière ; parures qui évoluent en fonction de nombreux essais au plateau. Pour ce texte d’Aristophane, une approche genrée a été privilégiée, les oiseaux étant conçus comme des créatures mi-hommes mi-femmes, et avant tout farfelues. C’est enfin à un prolongement de la création des costumes que Claire Raison s’attache en suivant la production en tant qu’habilleuse, ceci « pour conserver un lien familial avec les acteurs[44].»
L’éclairage et le son
La spécificité des Oiseaux tient notamment à l’importance que le metteur en scène confère dans cette pièce à la création sonore. Diplômé de l’ENSATT, David Segalen suit le processus de création pendant plus d’un an, le projet étant de produire un spectacle musical où les oiseaux d’Aristophane donneraient à entendre leurs voix. La démarche fut alors de proposer aux acteurs de Catalyse de choisir des chansons ou des musiques qui leur seraient proches ; face à l’éclectisme des goûts, il revint à Madeleine Louarn de trouver une ligne directrice avec les chansons du groupe Sexy Sushi, l’idée étant de travailler sur la façon dont les acteurs pourraient investir cet univers. De son côté, David Segalen apporte des matériaux musicaux venant notamment d’autres spectacles. Progressivement, les acteurs de Catalyse prennent confiance dans leurs possibilités vocales, et donnent des chansons en direct mais associées à des voix et musiques de synthèse. De la sorte, conclut David Segalen, « les sons prennent du corps », les acteurs faisant état « d’une grande générosité » en ne se posant pas de question sur l’utilisation et la réception de leurs voix, si bien qu’elles ouvrent à la poésie plutôt qu’à une compréhension littérale : « quelque chose d’autre étant dans la voix de ces gens-là[45]. »
L’accompagnement du créateur lumières, Michel Bertrand, également formé à l’ENSATT, est fait d’un même dialogue avec le metteur en scène et selon une économie particulière du temps : convié aux réunions de production avec le scénographe et le metteur en scène, le créateur lumières peut rêver plus longtemps que dans d’autres types de production à la le perspective de son apport, ceci car la lumière est d’abord affaire de confiance au sein de l’équipe de création. Michel Bertrand explique également qu’il est toujours difficile de parler de la lumière avant qu’elle soit produite sur le plateau, et que les seuls échanges liminaires ont pour thème le « climat » de la pièce ou son « ambiance ». « Le metteur en scène anticipe peu la lumière », et ne peut en parler que lorsque « le tableau est déjà peint ». Une des difficultés a résidé dans le manque de précision des axes scénographiques, Madeleine Louarn disant que cette pièce pourrait aussi bien être donnée dans un espace nu ; cette remarque suffisant à dire l’importance du dialogue entre le scénographe et le créateur lumières.
Philippe Berthomé travaille depuis de longues années avec Stanislas Nordey et Jean-François Sivadier ; cette longue collaboration étant selon lui à l’image « des vagues » ou d’un « long fil qui ne s’arrête jamais ». Plus encore : le fait de côtoyer plusieurs metteurs en scène régulièrement est le gage d’un perpétuel renouveau de sa pratique. Pour s’installer au cœur du processus de création, Philippe Berthomé arrive au moins un mois avant la première, plus si cela est possible au niveau de la production. Il n’a, dit-il, pas de méthode, sinon celle qui consiste à rêver en présence de l’équipe de création. Le premier temps de la création lumières consiste donc en une longue observation des hypothèses proposées par la scénographie ou les corps en jeu. Cette posture le rapproche alors du spectateur, « qui aurait intérêt à assister à tout le processus de création », selon Philippe Berthomé. C’est en effet ainsi que le créateur lumières peut précisément opposer les démarches de Jean-François Sivadier et de Stanislas Nordey : le premier, dit-il, « construit le spectacle depuis la première scène jusqu’à la dernière » ; le second proposant chaque jour « des traversées différentes », en prenant la pièce dans un sens et le lendemain dans un autre. Le travail du créateur lumières s’en trouve à l’évidence modifié : avec Jean-François Sivadier les propositions initiales sont conservées dans le spectacle « à 50% ; 10% restant finalement valables du travail d’accompagnement de Stanislas Nordey, qui aime avant tout essayer quitte à ce que tous les langages scéniques bougent et évoluent jusqu’aux abords de la première[46].
Le rythme de la pièce et son évolution
Le rythme des pièces en présence est organisé selon trois sortes de logique : la proposition de Jean-François Sivadier répond à un rythme organisateur interne, le texte de Molière suggérant, par la structuration de l’alexandrin, une partition de l’acteur reposant sur le souffle : à l’occasion d’un entretien radiophonique, Nicolas Bouchaud dit combien il a cherché à « sentir le souffle de l’auteur dans ces vers » pour trouver l’état physiologique d’Alceste empli d’un humeur noire, Jean-François Sivadier rajoutant que cette versification propose d’emblée « une pensée sublimée par la forme ». C’est pourquoi le metteur en scène a régulièrement fait allusion au jazz pour guider les acteurs au moment des répétitions, « l’essentiel étant ici de trouver la vie sous le vers» : l’indication était donc « d’entendre le rythme proposé par l’alexandrin » pour pouvoir le « contredire et mieux l’éprouver[47]. » Nicolas Bouchaud se met ainsi dans le souffle de l’auteur mais également dans les pas de Louis Jouvet qui, à l’occasion de cours donnés au Conservatoire national d’Art Dramatique, suggérait une entrée dans le texte par le mécanisme respiratoire : « Le mécanisme respiratoire, c’est le vers qui te le donnera[48].» Ceci avant de préciser qu’ « il faut être en soi-même, avoir une oreille étonnante pour cadrer sa voix[49]. » Si la versification contraint et guide ainsi le jeu de l’acteur, l’avancée dans le texte ne peut être que chronologique comme le stipule Jean-François Sivadier alors qu’il évoque le déroulement des répétitions[50]. D’autant que la difficulté majeure de la pièce de Molière tiendrait, comme le suggère Vincent Guédon, aux attaques : comment entrer dans le texte ? Comment commencer alors que la pièce est moins faite de situations de jeu que de discours à teneur philosophique[51] ?
Living ! engage plutôt à la découverte d’un rythme organisateur externe : entendons par là que Stanislas Nordey ne part pas d’une œuvre cohérente mais de fragments de textes de Julian Beck et Jean-Jacques Lebel choisis au hasard du désir des acteurs. Le metteur en scène se réserve néanmoins le choix final du montage issu d’un dialogue constant avec Claire-Ingrid Cottanceau. Toutefois, et selon les termes du metteur en scène, « la forme doit venir le plus tard possible », de multiples scenarii étant alors envisagés jusque deux jours avant la première : l’équipe avait par exemple décidé de structurer le rythme de la représentation en fonction d’un abécédaire égrenant les mots essentiels au Living Theatre, mais Stanislas Nordey a finalement préféré « faire confiance au public » pour se retrouver dans cette masse de textes. De même, l’entrée du public s’est longtemps cherchée, une première proposition consistant à le rencontrer dans le lieu d’accueil de la salle Gabily, mais c’est finalement dans la salle que le public est convié même s’il entre par le lointain. Stanislas Nordey explique ce fait en disant qu’il « construit beaucoup autour des acteurs » qu’il s’agit de maintenir dans l’incertitude jusqu’aux abords de la première, le pari étant que « cette fragilité devienne une force pour le spectacle[52]. »
Le rythme global des Oiseaux est fait de l’articulation de ces deux logiques, interne et externe : en effet, la pièce d’Aristophane établit a priori une cohérence, que l’adaptation de Frédéric Vossier vient pour une part contredire et défaire : si l’auteur dit être parti de trois traductions d’Aristophane pour adapter le texte, il précise également que sa présence ponctuelle aux moments des répétitions l’a incité à « rendre compte d’un rythme verbal propre aux acteurs de Catalyse et différent d’un acteur à l’autre » ; le projet étant alors d’adapter Aristophane aux exigences de leurs présences physiques. Si Madeleine Louarn avait déjà effectué des choix dramaturgiques d’importance – tenant par exemple à la perturbation des identités genrées – l’adaptation de Frédéric Vossier avait pour but « de trouver le langage et le rythme propres à ces corps en jeu[53]. »
[1] Entretien avec Bernardo Montet, La Fabrique du spectacle.
[2] Entretien avec Claire-Ingrid Cottanceau, La fabrique du spectacle.
[3] Entretien avec Madeleine Louarn, La Fabrique du spectacle.
[4] cf note 25.
[5] Entretien avec Véronique Timsit, La Fabrique du spectacle
[6] La vie de Galilée, mise en scène de Jean-François Sivadier, 2002
[7] Entretien avec Claire-Ingrid Cottanceau, La fabrique du spectacle.
[8] Entretien avec Madeleine Louarn, La fabrique du spectacle.
[9] Entretien avec Claire Ingrid-Cottanceau, La Fabrique du spectacle.
[10] « Contrairement à l’échauffement, qui a une dimension purement hygiénique et physique, le training met en jeu des principes trictement théâtraux,de rapport à l’espace, à soi, aux autres », in Dictionnaire critique de l’acteur, op.cit., entrée Training, Anne Monfort, p 227
[11] « En France, le terme de training est attesté dans les dictipnnaires depuis les années 1980 : auparavant, c’est plutôt le terme français « entrainement » qui était utilisé. En revanche, la réalité de l’entraînement date du début du XXe siècle, et va de apitr avec l’évolution de la pédagogie : Adolphe Appia et Emile Jacque-Dalcroze notamment défendent l’idée que l’acteur doit être entraîné de façon systématique», in Dictionnaire critique de l’acteur, op.cit, entrée Training, Anne Monfort, p 227
[12] ARTAUD Antonin, « Un athlétisme affectif », in Le Théâtre et son double, Gallimard, 1978, p 125
[13] Entretien avec Nicolas Bouchaud, La Fabrique du spectacle.
[14] Entretien avec Stéphanie Peinado, La Fabrique du spectacle.
[15] Entretien avec Bernardo Montet, La Fabrique du spectacle
[16] Gênes, Peanuts, Incendie et Living !
[17] Lettre de Martine-Joséphine Thomas à Rachel Rajalu, Arles, 2 juillet 2013, Document La Fabrique du spectacle.
[18] Entretien avec Stanislas Nordey, La Fabrique du spectacle.
[19] ibid.
[20] Entretien avec Duncan Evenou, La Fabrique du spectacle.
[21] Entretien avec Marina Keltchewsky, La Fabrique du spectacle.
[22] Entretien avec Jean-François Sivadier réalisé par Syvie Martin-Lahmani, op.cit, p 44
[23] Entretien avec Jean-François Sivadier réalisé par Sophie Lucet, Poétique du politique, op.cit.
[24] Entretien avec Madeleine Louarn, La Fabrique du spectacle.
[25] Entretien avec Bernardo Montet, La Fabrique du spectacle.
[26] « Le choix est possible dans un sens, mais ce qui n’est pas possible, c’est de ne pas choisir. Je peux toujours choisir, mais je dois savoir que si je ne choisis pas, je choisis encore », Jean-Paul SARTRE, cité par Sophie PROUST, La direction d’acteurs, Montpellier, Editions de l’Entretemps, 2006, p 139
[27] Van GENNEP Arnold, Les Rites de passage. Etude systématique, Paris, Picard 2001 (Réimpression de l’édition de 1909)
[28] Véronique BEDIN et Martine FOURNIER (dir.), « Arnold Van Gennep », La Bibliothèque idéale des sciences humaines, Editions Sciences humaines, 2009. URL : www.cairn.info/la-bibliotheque-ideale-des-sciences-humaines-article-404.htm.
[29] LANG Valérie, « Traverser ensemble une poésie. Travailler avec Stanislas Nordey »,in Georges Banu, Les répétitions de Stanislavski à aujourd’hui, op.cit, pp 385-390
[30] Ibid
[31] Ibid
[32] Entretien inédit Jean-François Sivadier / Sophie Lucet, Université Rennes 2, 15 janvier 2013.
[33] Entretien avec Madeleine Louarn, La Fabrique du spectacle.
[34] « Aujourd’hui, le mot de scénographie s’impose de plus en plus à la place de décor, pour dépasser la notion d’ornementation et d’emballage qui s’attache encore souvent à la conception désuète du théâtre comme décoration », in Patrice Pavis, Dictionnaire du théâtre, Editions sociales, 1987, entrée scénographie, p 347
[35] PAVIS Patrice, Dictionnaire du théâtre, op.cit, p 347
[36] Emmanuel Clolus travaille pour Stanislas Nordey depuis Bêtes de style (1991)
[37] La collaboration de Daniel Jeanneteau et de Jean-François Sivadier et Christian Tirole date de 2009 avec La dame de chez Maxim’s. Le Misanthrope est l’occasion de leur deuxième collaboration.
[38] Entretien avec Daniel Jeanneteau, La Fabrique du spectacle.
[39] L’espace gestuel est l’espace créé par la présence, la position scénique et les déplacements des comédiens : espace émis et tracé par l’acteur, induit par sa corporalité, espace évolutif susceptible de s’étendre ou de se rétracter », in PAVIS Patrice, L’analyse des spectacles, op.cit., p 141.
[40] Entretien avec Daniel Jeanneteau, La Fabrique du spectacle.
[41] Hors théâtre, elle réalise plusieurs projets, parmi lesquels : Les têtes penchées, trilogie (TGP St Denis, les bernardines Marseille, Rennes … Ceci n’est pas une conférence (France, Finlande, Grèce) cycle d’installations / performances présenté de 2003 à 2009 au festival d’Helsinki, à Rovaniemi, à Kuopio, à Paris, à Rennes et à Lille pour l’événement Lille 3000 ; Topographie1, installation réalisée à partir d’une commande de la Ville de Rennes pour la manifestation Envie de Ville en 2005 ; Sans titre, 1er fragment, film réalisé avec les acteurs de la cinquième promotion de l’école du Théâtre national de Bretagne pendant la durée de leur formation, et notamment projeté à Théâtre Ouvert (2006), durant le festival Mettre en Scène à Rennes (2006), à la Ménagerie de Verre (2007) et au festival d’Avignon (2008). Elle est invitée actuellement à un projet de recherche mené par Massimo Dean et Arnaud Methivier. Elle poursuit ses films sur les insulaires pour une exposition 2013.
[42] Virginie Gervaise a suivi une formation aux Arts Appliqués de Paris et obtenu une Maîtrise de scénographie au Central St. Martin’s College of Art et Design à Londres et au D.A.M.U. de Prague, sous les directions de Pamela Howard et Josef Svoboda. Virginie Gervaise participe depuis plusieurs années aux créations de Jean-Fançois Sivadier, notamment pour la création de costumes de La folle journée de Beaumarchais, La vie de Galilée de Brecht, La mort de Danton de Büchner, Madama Butterfly de Puccini, Wozzeck d’Alban Berg, Partage de midi de Paul Claudel, Le roi Lear de Shakespeare, Le nozze di Figaro de Mozart, La dame de chez Maxim de Georges Feydeau, Carmen de Bizet et La Traviata de Verdi (Festival d'Aix-en-Provence en 2011).
[43] Cécile Kretschmar[43]. travaille au théâtre pour les maquillages, les perruques et les masques ou prothèses avec de nombreux metteurs en scène et notamment Jacques Lassalle, Jorge Lavelli, Dominique Pitoiset, Charles Tordjman, Jacques Nichet, jean-Louis Benoît, Didier Bezace, Philippe Adrien, Claude Yersin, Luc Bondy, Omar Porras, Claudia Stavisky, Jean-Claude Berutti, Bruno Boeglin.
[44] Entretien avec Claire Raison, La fabrique du spectacle
[45] Etretien avec David Segalen, La Fabrique du spectacle.
[46] Entretien avec Philippe Berthomé, La Fabrique du spectacle.
[47] Entretiens avec Nicolas Bouchaud, Jean-François Sivadier, Norah Krief, Vincent Guédon, Daniel Jeanneteau, réalisés par Kathleen Evin, L’humeur vagabonde, France Inter, 13 septembre 2013
[48] JOUVET Louis, Molière et la comédie classique, collection pratique du théâtre, Gallimard, 1965, p33
[49] JOUVET Louis, idem, p 34
[50] voir à ce sujet 2.2
[51] Entretiens avec Vincent Guédon réalisé par Kathleen Evin, L’humeur vagabonde, France Inter, op.cit.
[52] Entretien avec Stanislas Nordey, La fabrique du spectacle
[53] Entretien avec Frédéric Vossier, La Fabrique du spectacle