Analyse transversale sur Les Oiseaux, Living et Le Misanthrope : Avant les répétitions

Sophie Lucet
20 Mai 2014

 

Mon propos consistera à observer les liens de la répétition et de la création en évoquant trois metteurs en scène emblématiques du théâtre contemporain – Stanislas Nordey, Jean-François Sivadier et Madeleine Louarn – ceci notamment à partir des documents audiovisuels, sonores et textuels collectés et créés par des équipes de chercheurs de La Fabrique du spectacle.

Comme le montre Georges Banu dans l’ouvrage intitulé Les répétitions depuis Stanislavski à aujourd’hui[1], la scène contemporaine s’est ouverte à des formes de répétition résolument hétérogènes ; le metteur en scène s’attachant à imaginer, pour chacun de ses projets, une approche singulière. La pensée de l’œuvre s’apparente alors à la notion de dispositif, telle que définie par Foucault[2] ; le processus de création étant établi par ce que les metteurs en scène nomment aujourd’hui fréquemment un protocole de répétition. Il est étonnant que des artistes utilisent ce terme habituellement circonscrit au vocabulaire des notaires, des huissiers, des médecins ou des diplomates. Cet emprunt sémantique illustre sans doute la volonté de fixer à l’avance des cadres où se déposerait la vie d’une équipe de création ; de passer un contrat avec ces partenaires de travail pour mieux trouver, dans la contrainte revendiquée, un espace de liberté.

Pour cette première raison, le metteur en scène ne répète pas : on pourrait plutôt dire qu’il est en quête, comme le dit Michel Corvin, « d’une opération de métamorphose qui fait d’un mot une voix, d’un discours un corps[3].» Qu’il invente ses propres règles et contraintes pour créer. Ce qui signifie que la proposition d’un protocole de répétition fait sans doute partie intégrante de l’œuvre, alors entendue comme processus en mouvement. Et  si l’on parle ainsi de protocole plutôt que de méthode de travail, c’est que chaque projet artistique suppose désormais un mode opératoire différent : on ne s’approche pas de Molière comme d’Aristophane ou du Living Theatre. Sans doute parce que, comme le signale Bernard Dort,

« le grand changement c’est que, depuis un siècle environ, nous avons récusé tout modèle. Non seulement les catégories textuelles et les catégories scéniques ne se répondent plus, mais ces catégories elles-mêmes n’existent pour ainsi dire plus. Un texte n’appelle plus tel ou tel type de représentation. Et une représentation ne suppose plus tel ou tel type de texte. Leur relation subsiste, évidemment ; mais elle est devenue singulière. Il faut la construire, la reconstruire parfois, et c’est l’objet de la dramaturgie[4]. »

Le protocole des répétitions est donc l’expression concrétisée du rêve initial du metteur en scène, là où se détermine le choix d’un texte ou le désir d’approcher un sujet ; ce que Georges Banu nomme la pré-image du spectacle[5].

J’évoquerai d’abord la question des protocoles  choisis par ces metteurs en scène pour aborder le temps des répétitions, choix premiers qui déterminent et fondent leurs esthétiques ; ce qui signifie d’emblée qu’il faudra renoncer à distinguer le temps préparatoire et le moment de la représentation : je tenterai plutôt de définir un mouvement qui relie ces deux instances et temporalités ; ceci pour montrer combien le paradoxe initial à toute réflexion - soit l’association des deux notions apparemment  fusionnées que sont création et répétition - peut éventuellement se résoudre. Où se niche donc la répétition ? Dans les temps de préparation ou au sein du spectacle même ? Que répète-t-on ? Quand répète-t-on ? Répète-t-on, d’ailleurs, quand on invente les modalités mêmes de l’acte de répéter ?

Pour répondre à ces questions d’ordre méthodologiques, il nous faut désormais en passer par l’analyse des trois mises en scène étudiées dans le cadre de la Fabrique du Spectacle. Notons pour commencer que si Jean-François Sivadier et Madeleine Louarn travaillent ici avec des équipes constituées de longue date, il s’agit, dans le cas de Living ! d’un projet de mise en scène de Stanislas Nordey concluant trois années de formation à l’école du TNB, soit d’un spectacle liant transmission et création.

 

Avant les répétitions

 

La formation

L’écoute des entretiens de Jean-François Sivadier, Stanislas Nordey et Madelaine Louarn est exemplaire si l’on s’attache à la question de leur formation. Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, la formation de ces metteurs en scène relève moins du passé que du présent, ce qui infléchit ses natures, fonctions et portées : si Jean-François Sivadier ou Stanislas Nordey ont été formés dans des écoles supérieures dramatiques – le TNS pour Jean-François Sivadier et le Conservatoire National Supérieur pour Stanislas Nordey - ils marquent ensemble une distance par rapport à ce parcours initial et trouvent ailleurs leur légitimité.  Jean-François Sivadier dit combien il doit son parcours à la rencontre qu’il fit de l’immense pédagogue et metteur en scène que fut Didier-Georges Gabily[6] auquel il doit, outre le fait d’avoir appris dans le cadre d’ateliers underground, la rencontre avec les piliers de son équipe : Véronique Timsit (son assistante), autant que Nicolas Bouchaud (acteur) ayant avec lui participé aux ateliers et mises en scène de cet homme de théâtre mort prématurément[7]. Quant à Stanislas Nordey, il dit avoir choisi de consacrer un spectacle au Living parce que le récit de cette expérience théâtrale fut étonnamment omis au cours de sa formation au Conservatoire National de Paris : s’agissait-il d’un oubli volontaire ? Est-ce à dire que l’on ne peut représenter que ce qu’une époque admet comme nécessaire ? En quoi la parole du Living serait-elle alors encore dérangeante aujourd’hui ? Tout l’enjeu de ce projet est donc de revendiquer que le Living n’appartient pas au passé[8]. Contrairement aux deux autres, la formation de Madeleine Louarn ne relève pas de l’art dramatique : c’est en tant qu’éducatrice spécialisée qu’elle se demanda comment faire du théâtre avec des hommes et des femmes handicapés, et qu’elle commença de s’interroger sur la question du seuil que propose toute différence : « comment », dit-elle, « est-ce qu’on tient debout quand on est défaillant mais qu’on s’appuie sur d’autres ressorts tenant à l’imaginaire ? » Question si puissante que le metteur en scène dit avoir appris son métier grâce à ces hommes et femmes handicapés.

La question de la formation se pose donc de façon triangulaire : si l’école est une référence incontournable pour évoquer l’entrée dans le théâtre, il semble pourtant que la formation tienne plus largement à la rencontre de figures exemplaires qui constituent les bornes d’une autre histoire du théâtre : les renvois à Didier-Georges Gabily ou au Living Theatre sont d’abord la revendication d’une filiation avec un passé incarné et  choisi, ce qui plaide pour la notion de famille théâtrale ; en effet, Gabily ou le Living ne sont pas pour nos contemporains des maîtres au sens où l’on tirerait vers le respect confit ou la nostalgie, mais des références dont la force tient à l’expérience partagée (Gabily) ou fantasmée (Living). Le troisième terme de cet apprentissage (et non le moindre) étant la notion de formation permanente dans le cadre de l’équipe artistique : il n’est en effet pas anodin de constater que, malgré la dissemblance de leurs formations et pratiques, nos trois metteurs en scène choisissent de travailler avec des groupes fidèles, ce socle étant sans doute la possibilité d’une formation interactive et continue.

 

Le choix des textes

La répétition est aussi bien interne qu’externe au théâtre : interne quand elle renvoie à la préparation collective du spectacle dans un lieu ; externe quand elle fait signe à d’autres textes et époques, dans un jeu d’intertextualité. En d’autres termes, et selon Mickaël Issacharoff :

« Tout spectacle est le fruit d’une réitération : soit parce que les professionnels du théâtre s’exercent avant de donner leur représentation, soit parce que leur texte spectaculaire est le produit de multiples transformations créatrices de l’auteur dont ils adoptent et adaptent le texte, soit encore parce que le dramaturge s’inspire du processus préparatoire qu’il thématise en l’intégrant à sa création, comme l’ont fait entre autres Molière, Cocteau et Pirandello[9]

    Au théâtre, les lieux de la répétition se combinent pour mieux se démultiplier en un jeu de miroirs proche de la mise en abyme, si bien que les temporalités se mêlent jusqu’à la conflagration : le passé – qu’il s’agisse du Misanthrope, des Oiseaux ou des textes de Julian Beck et Jean-Jacques Lebel– entre en collision avec la présence incarnée par une équipe de création réunie dans un espace-temps donné.  C’est pourquoi le plateau est d’abord le lieu d’un réel mais inquiété, car traversé par des fantômes qui le tirent vers le territoire de la fiction et des représentations passées.

Si l’on en croit Bernard Dort, chaque metteur en scène a d’abord pour tâche de définir la façon dont il tendra les liens entre passé et présent, dont il ramènera une œuvre à une actualité[10]. Choix objectivés par le protocole initial, qui a pour première fonction de constituer le temps présent et le lieu du commun en déterminant la distribution et l’espace-temps des répétitions : soit le contexte d’énonciation, entendu comme attache du présent au réel. C’est dans cet ici maintenant que le passé sera projeté, qu’il soit texte, personnage ou fragment de l’histoire du théâtre ; que la fiction viendra frotter l’espace actuel.

Jean-François Sivadier comme Madeleine Louarn ont ici choisi de monter un classique avec Le Misanthrope et Les Oiseaux. Comme le signale Brigitte Prost, l’une des raisons  qui explique la présence récurrente des classiques sur la scène contemporaine

« trouve son fondement dans le rapport particulier qu’entretiennent ces auteurs au temps, à l’histoire et à la mémoire. Mettre en scène un classique, ne serait-ce pas en effet rendre compte des différentes temporalités, faire un saut en arrière dans l’histoire du théâtre et de la société, rêver de tradition tout en cherchant à créer du nouveau ? […] Ce répertoire serait donc au théâtre le lieu où s’exerce avec force la mémoire vive de la communauté des spectateurs et des praticiens de la scène[11]. »

Notons toutefois une différence essentielle entre les deux démarches : si Jean-François Sivadier choisit de monter l’intégrale du texte de Molière, Madeleine Louarn demande à Frédéric Vossier d’adapter le texte d’Aristophane à la situation présente et à la spécificité de son groupe d’acteurs, « l’exigence étant de rendre compte d’un rythme verbal propre à cette distribution et ces corps[12]. »

De son côté, Stanislas Nordey choisit de faire du texte un matériau pour deux raisons essentielles : la première est qu’il a recours à des extraits de quatre textes a priori non théâtraux de Julian Beck et Jean-Jacques Lebel[13] ; la seconde, qu’il procède à un montage de textes choisis par les acteurs pour composer une partition mobile jusqu’au jour de la première.

Le choix des textes pose donc des questions récurrentes : qui choisit la pièce ? Sera-t-elle montée intégralement ou procèdera-t-on à un travail de montage pour établir la partition de jeu ? En quoi ce choix détermine-t-il une mise en relation du passé (alors entendu comme fiction) avec le présent (toute mise en scène supposant une actualisation du passé) ? Dans tous les cas, le choix du texte représenté est déjà geste de création.

 

Premiers rêves, premiers enjeux

Si la répétition sur le plateau est depuis les années 90 devenue un sujet d’étude privilégié par la perspective de la génétique théâtrale, il reste une dimension encore peu observée par les chercheurs, celle du rêve initial ou de la pré-image du spectacle. Comment travaillent les metteurs en scène et/ou les équipes de création avant que ne commencent les répétitions sur le plateau ? Qui forme le rêve initial ? Comment ce rêve se partage-t-il (ou non) avec le reste de l’équipe ? En quoi ce désir initial est-il révélateur des lignes de force de la création à venir ? Si le metteur en scène se forme une pré-image du spectacle, n’est-ce pas le cas pour l’ensemble de l’équipe ? Comment se conjuguent ces rêves et visions premières ? Comment se construit alors le lieu du commun et du partage ?

Stanislas Nordey et Claire-Ingrid Cottanceau imaginent pour Living !  un protocole de répétition qui confère un large pouvoir aux acteurs, quatre textes ayant été mis à leur disposition pour la sélection des partitions de jeu. De la sorte, l’interprète serait à même de devenir l’actressor[14] préconisé par Julian Beck, soit l’acteur créateur ; ce protocole permettant d’aligner les enjeux passés et présent et de montrer ainsi la permanence autant que la mouvance des utopies et des formes théâtrales.

Pour évoquer le travail préliminaire aux répétitions, Véronique Timsit, collaboratrice artistique de Sivadier depuis 1998, dit combien le texte est le point de départ de la recherche théâtrale. En effet, l’écrit propose des contraintes formelles qui vont déterminer un principe de jeu et une esthétique collective. Pour Le Misanthrope, l’alexandrin est par exemple une exigence autant qu’un guide pour l’ensemble de l’équipe. Le texte permet en outre le partage du rêve initial, Jean-François Sivadier demandant en amont de toute répétition sur le plateau la collaboration dramaturgique de certains membres historiques de son équipe, tels Nicolas Bouchaud, Nadia Vonderheyden, sans compter son propre apport[15]. De son côté, Jean-François Sivadier évoque cette période préparatoire au plateau comme un rêve qu’il faudrait maintenir le plus longtemps possible avant que la réalité du plateau ne le défasse. C’est le temps de proposer une lecture de la pièce, d’en dégager les grands mouvements et de trouver ainsi son organicité, même si l’on sait que l’acteur va nécessairement venir bousculer ces premières visions[16]

La question de la mise en partage des rêves et projets initiaux est bien entendu plus problématique quand il s’agit du travail de Madeleine Louarn avec des acteurs handicapés. La question étant de savoir comment établir une connexion entre la pièce, bien entendu choisie par le metteur en scène, et l’imaginaire des membres de Catalyse. « Le chemin pour trouver le cœur n’est pas facile », dit Madeleine Louarn, car il s’agit ici, comme le dit Philippe Adrien, de faire que des inconscients se parlent[17]

Si le rêve initial est pour toutes ces raisons une première distribution des pouvoirs - avec  qui et comment le metteur en scène choisit-il de partager le projet initial ? – il porte également en son sein le principe d’une actualisation. Car tout projet suppose de questionner l’œuvre qu’on entend monter sur le lien qu’elle propose de tisser entre passé et présent. Pourquoi peut-on dire que Les Oiseaux, Le Misanthrope ou les mots du Living sont encore aujourd’hui forces agissantes ?

Pour Jean-François Sivadier, le Misanthrope pose la question de la vérité sur le plateau d’un théâtre : « Dès la première scène de la pièce, la représentation elle-même est en crise. Que veut dire l’acteur qui joue Alceste quand il prétend que tout le monde triche et que lui seul est sincère ? Que veut dire le mot vérité sur la scène d’un théâtre[18] ?»

Stanislas Nordey fait le pari que la parole du Living, dite par de jeunes gens, agisse encore dans l’espace public contemporain ; tout l’enjeu étant de dire que le Living n’appartient pas au passé puisqu’il évoque des utopies fondatrices ; utopies qui guident les artistes en devenir de l’école du TNB sur leur chemin, aux croisements de la formation et de la création.

La question centrale de Madeleine Louarn est elle aussi au carrefour de l’artistique et du politique puisqu’il s’agit ici, avec Les Oiseaux, de savoir comment vivre ensemble. Même si la présence d’acteurs handicapés confère à cette problématique une densité particulière, Madeleine Louarn suggère pourtant qu’elle ne prétend défendre aucun discours sur l’intégration des handicapés ; comme Bernardo Montet[19], elle évoque plutôt les multiples visages d’une même et seule humanité.

Le rêve initial du metteur en scène permet donc de lire et d’anticiper la répartition des pouvoirs au sein d’une équipe de création ; il est également le lieu de l’élaboration d’une hypothèse de lecture, que le plateau viendra ou non confirmer.

 

Le choix de l’équipe artistique 

Quand le metteur en scène rencontre son équipe, il a donc le plus souvent défini, en concertation avec d’autres ou non,  une règle du jeu : soit un texte (œuvre de référence ou bien thème), et un protocole de répétition. C’est ce premier contrat qui lie les membres en présence. Tous acceptent la contrainte du cadre pour que l’imprévu puisse y survenir et le bousculer. Mais comment se constituent les équipes de création ?

 

Les trois équipes artistiques interrogées dans le cadre de La Fabrique du Spectacle ont en commun de revendiquer un long compagnonnage. Véronique Timsit, collaboratrice artistique de Jean-François Sivadier, rappelle qu’une équipe s’est formée et notamment trouvée avec Le Mariage de Figaro (2000)[20], Nicolas Bouchaud rajoutant que l’histoire de la compagnie « s’est écrite ensemble[21]» et notamment depuis la rencontre inaugurale avec  Didier-Georges Gabily. De même, Stanislas Nordey travaille-t-il avec une équipe fidèle : avec Emmanuel Clolus, scénographe, et Philippe Berthomé depuis 1991, avec Claire-Ingrid Cottanceau, collaboratrice artistique, depuis plus de sept ans. Pour le projet Living ! le metteur en scène accompagne la sortie de la promotion VII de l’école du Théâtre National de Bretagne, dont il a été le responsable pédagogique tout au long des trois années de formation. Madeleine Louarn a quant à elle lié les destins du Théâtre de l’Entresort et de l’Atelier Catalyse depuis 1994, tout en travaillant avec un groupe artistique fidèle[22].

 

Notons que si les trois équipes revendiquent la longueur exemplaire de leurs collaborations - que la plupart vivent comme des rencontres artistiques et personnelles à la fois, les métiers artistiques tendant à exacerber la porosité des frontières entre sphères privée et publique[23] - elles évoquent également les risques de sclérose consécutifs à ces affinités électives. « Aller travailler ailleurs nous fait mieux revenir ensemble[24]», dit à ce propos Nicolas Bouchaud. Ce sont également des personnalités étrangères à cette vie collective qu’on agrège le temps d’un projet de création pour que l’équipe trouve un souffle nouveau : récemment associé à la constellation Sivadier, Daniel Jeanneteau peut ainsi projeter, grâce à sa double expérience de scénographe et de metteur en scène, un regard nouveau sur le fonctionnement de la compagnie, sa présence permettant « de maintenir la distance ; ne pas tout partager de la famille ; ne pas être trop proche[25]» ; cet apport « d’un corps étranger[26] » dans une famille constituée étant la garantie d’un renouveau dans la continuité. De même, Madeleine Louarn évoque-t-elle la force de la pérennité d’un groupe de travail depuis longtemps constitué, mais également la nécessité de recourir à d’autres collaborateurs pour la création des Oiseaux : à un auteur adaptateur (Frédéric Vossier) pour conserver l’action d’ensemble avec un objectif de simplification, de réduction, d’innervation et de poétisation de la langue[27] ; à un chorégraphe (Bernardo Montet), ceci pour accompagner les acteurs de Catalyse sur le chemin du chant et de la danse.

 

Notons également que ces communautés artistiques cherchent une terminologie adaptée pour évoquer leur association et en préciser le sens. Chez Sivadier, on préfère aux termes de troupe et de groupe la notion de famille « avec ses défauts et ses qualités[28]» ; famille réunie par un « appétit » commun pour les « festins », précise Véronique Timsit. On retrouve d’ailleurs ces métaphores culinaires dans le discours de Madeleine Louarn qui parle elle aussi de festin quand elle met en scène des acteurs handicapés, ce qui n’est pas le cas, précise-t-elle, avec des acteurs dits « normaux ».

 

Arrêtons-nous un instant sur ces choix terminologiques, qui sont autant de points de vue sur ce que pourrait et devrait être un collectif aujourd’hui. Si le terme de famille est souvent préféré à ceux de troupe ou de compagnie, c’est que ces dernières notions sont d’abord employées dans un contexte militaire, tandis que les mots groupe, famille tribu ou équipe désignent un ensemble de personnes présentant des caractères communs (figures respectivement réunies par l’art pictural – le groupe étant d’abord la réunion de plusieurs figures formant un ensemble dans une œuvre d’art -, par la parenté ou la similitude ethnique, ou par l’univers la navigation) : dans tous les cas, l’association des comédiens est désignée par un terme étranger au monde du théâtre, comme si l’existence des artistes de pouvait être entérinée que par l’imitation de structures et de règles extérieures à leurs pratiques[29].

 

L’usage du terme de famille par la troupe de Sivadier ne renvoie certes pas à son sens ancien (le latin classique familia étant un dérivé de famulus, serviteur[30]), mais à l’idée de parenté qui s’est développée à partir du XVIe siècle. Outre le fait de suggérer une corésidence – ce qui sied au mode de vie des équipes artistiques – la notion de famille « désigne la succession des individus ayant une origine commune, puis un ensemble de personnes qui présentent des caractères communs[31]. » Dans son usage artistique, ce terme évoque d’abord une inscription dans un lignage d’artistes dont on reconnaît les pratiques (l’origine commune), puis une des caractéristiques du métier (les équipes étant choisies pour ce qu’elles sont sur un plan humain autant que pour ce qu’elles font). Plus largement, sur un plan social et politique, la famille est une cellule inaliénable : elle évoque donc la nécessité d’une résistance face aux obstacles politiques menaçant les modes de structuration des groupes théâtraux, « le choix d’associer aux établissements nés de la décentralisation des équipes artistiques permanentes ayant été écarté par les pouvoirs publics depuis plus de trente ans[32]», comme le rappelle Jean-Pierre Vincent. 

 

C’est également un principe artistique autant qu’éthique qui inspire la terminologie choisie par Stanislas Nordey pour décrire les modes relationnels au sein de son équipe.  « Circulation », dit-il, c’est le maître mot. La lumière peut parler à la mise en scène et la mise en scène au décor : il n’y a ni tabou, ni rivalités, mais des complémentarités. « On pourrait même », rajoute-t-il, « signer plus collectivement le spectacle » car il est difficile de savoir « ce qui appartient à qui » dans l’élaboration du spectacle[33]. Il va ici de soi que les membres de l’équipe de création sont au service supérieur d’un projet collectivement assumé, quitte à redistribuer pour cela les pouvoirs de chacun. Si Nordey parle de « circulation », Madeleine Louarn utilise le terme « d’empilement » pour désigner les synergies à l’œuvre dans son équipe, le nerf du travail étant, pour cette création, le travail avec les acteurs. On pourrait déduire de ces attitudes similaires la conclusion suivante : « Alors que les troupes tendent aujourd’hui à disparaître pour des motifs économiques et esthétiques, certaines compagnies continuent de défendre le principe d’un  collectif […] en tant qu’il serait gage de démocratie sur le plateau comme dans le monde[34]. »

 

Le choix de la distribution

L’un des choix fondamentaux a consisté, pour les Oiseaux, à en déterminer la distribution : Bernardo Montet rappelle en effet qu’une des premières hypothèses de travail était de faire coexister sur le plateau des danseurs de la compagnie Mawguerite[35] et les acteurs handicapés de Catalyse. Aristophane n’aurait alors été qu’un prétexte. Il a finalement été choisi d’évincer les danseurs de la pièce, ceci pour ne pas démultiplier et perdre les enjeux de cette mise en scène. De plus, Madeleine Louarn a dû renforcer sa distribution en auditionnant des acteurs handicapés par le biais d’une annonce faite aux Instituts Médico-Educatifs de Bretagne : c’est ainsi, dit-elle qu’elle a trouvé Sylvain Robic et Tristan Cantin, en plus des cinq acteurs historiques de Catalyse. Là aussi, la terminologie employée par Madeleine Louarn et Bernardo Montet signale une convergence de leurs points de vue autant qu’une interrogation sur les frontières de la normalité : les acteurs normaux sont souvent dits « ordinaires », en opposition aux acteurs handicapés mais aussi « extra-ordinaires[36] », cette nomenclature suggérant une réflexion sur les regards habituellement portés sur la différence.

 

Le système d’opposition entre vérité et mensonge se construit plutôt, chez Sivadier, entre « acteur mercenaire » et « acteur porteur de projet ». Pour échapper à la règle d’un désir extérieur à sa propre volonté, Nicolas Bouchaud évoque le sort de ces acteurs mercenaires qui répondent seulement aux sollicitations des metteurs en scène, alors que ce qui le rend heureux « c’est le partage de l’essentiel sur un spectacle[37].» Posture défendue à son tour par Jean-François Sivadier dans un entretien paru dans le numéro d’Alternatives théâtrales consacré aux « Liaisons singulières » du metteur en scène et de son acteur :

 

« Jean-François Sivadier : Quand je vois Nicolas sur un plateau, j’ai l’impression que c’est moi, à ceci près qu’il va à un endroit, qu’il fait des choses que je ne sais pas faire. D’où ce sentiment de complémentarité.

Sylvie Martin Lahmani  : C’est un véritable effet de miroir ?

JFS : Oui, ça arrive constamment. C’est comme un prolongement de la pensée, c’est comme s’il y avait un autre metteur en scène sur le plateau qui continuait la pensée, par l’action, dans le jeu, c’est-à-dire qui continuait la pensée de la mise en scène par le jeu. Cette connivence qui est extrême avec Nicolas, je la cherche avec tous les acteurs qui sont autour de moi sur le plateau. Je souhaite qu’ils soient tous porteurs de la mise en scène. Quand je travaille avec Nicolas, je considère que la raison même du spectacle réside déjà dans le choix de cet acteur-là. Pour l’instant, je n’imagine pas de monter un spectacle sans lui[38]. »

 

Pour ce qui concerne Living ! Nordey raconte que le projet a longtemps maturé (une vingtaine d’années) avant sa réalisation, le metteur en scène cherchant une nécessité pour évoquer cette expérience théâtrale sans verser dans la nostalgie dont Judith Malina dit elle-même le caractère réactionnaire. La promotion sortante de l’école du TNB correspond à ses attentes : après trois ans de formation commune le groupe s’est structuré en collectif comme le Living autrefois, ceci bien que ce terme n’ait sans doute plus la même valeur aujourd’hui. « On ne part pas avec un rêve défini », conclut Claire-Ingrid Cottanceau, « mais avec un rêve de rencontre[39]. »

 

Le projet Living ! se situe donc entre création et transmission, Stanislas Nordey occupant la double attitude du metteur en scène et du pédagogue en choisissant de distribuer le groupe de ses élèves - acteurs en devenir - pour évoquer une expérience théâtrale emblématique. L’objectif consistant d’abord à les libérer de l’école et de lui-même pour que le spectacle soit le lieu d’un passage nécessaire à l’éclosion de l’acteur en puissance. La transmission, c’est alors « permettre à de jeunes gens de devenir vos assassins[40]. » à l’horizon, la figure de l’actressor préconisée par Julian Beck pour faire de l’acteur un créateur.

 

Le choix de la distribution est donc essentiel en tant qu’il indique des postures esthétiques, mais aussi éthiques et politiques, la place accordée à l’acteur étant plus globalement révélatrice de la répartition des pouvoirs au sein de l’équipe artistique. Dimension peut-être niée au sein de ces groupes qui revendiquent le théâtre comme un art de la rencontre où les singularités s’épanouiraient en portant un projet collectif.

 




[1] Banu Georges, Les répétitions depuis Stanilavski à aujourd’hui, op.cit., 29-41.

[2] Foucault définit le dispositif comme « un ensemble résolument hétérogène, comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques, bref : du dit, aussi bien que du non-dit. Le dispositif lui-même, c’est le réseau qu’on peut établir entre ces éléments. » (Michel Foucault, « Le jeu de Michel Foucault », entretien avec Colas, D. Grosrichard, A. Le Gaufey, G. Livi, J. Miller, G. Miller, J. Miller J.-A. Millot, C. Wajeman, Ornicar, Bulletin périodique du champ freudien, n° 10, juillet 1977, p. 62-93. (Repris in Dits et Ecrits II. 1976-1979, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 1994, texte n° 206, p. 299.)

[3] Corvin Michel, « La mise en scène au XXe siècle », in Michel Corvin (dir.) Dictionnaire encyclopédique du théâtre, Paris, Editions Larousse, 1998, Tome II, p. 1118.

[4] Dort Bernard, « Etat d’esprit dramaturgique », Théâtre Public, n° 67, 1986, p. 8.

[5] Banu Georges, Les répétitions depuis Stanislavski jusqu’à aujourd’hui, op.cit., p. 13.

[6] Didier-Georges Gabily (1955-1993) est auteur, pédagogue et metteur en scène.

[7] Entretiens avec Jean-François Sivadier, Véronique Timsit, Nicolas Bouchaud, La Fabrique du spectacle.

[8] Entretien avec Stanislas Nordey, La Fabrique du spectacle.  

[9] Issacharof Mickaël, « Répétition et création », in Emmanuel Jacquart (dir.),  Théâtre et création, Paris, Editions Champion, 1994, p. 50.

[10] Dort Bernard, « Etat d’esprit dramaturgique », op.cit., p. 8.

[11] Prost Brigitte, Mettre en scène un classique, description projet UOH, p. 13.

[12] Entretien avec Frédéric Vossier, La Fabrique du Spectacle.

[13] Beck Julian, La vie du théâtre, trad. Fanette et Albert Vander, Paris, Gallimard, 1978. Beck Julian, Théantrique ou la possibilité de l’utopie, trad. Fanette et Albert Vander, Paris, l’Harmattan, 1978. Beck Julian, Chants de la révolution, trad. Pierre Joris, Paris, collection 10/18, 1974. Lebel Jean-Jacques, Entretiens avec le Living theatre, Paris, Pierre Belfond, 1969.

[14] « L'actressor, non comme interprète, mais comme creator. C'est que l'art du théâtre du côté de l'acteur a été relégué à un plan relativement secondaire,- étant éphémère - et au service de l'écrivain, dont les mots peuvent être préservés, mais ne viennent pleinement à la vie que lorsque la sonnerie retentit et que la pièce commence ; le rideau se lève, le mot est prononcé, l'interdit est révélé, le silence de la page rompu : les Actressors font un bruit de vie[14].», in Beck Julian, Theandrique ou la possibilité de l’utopie, Paris, Editions Lharmattan, 1998, p. 22.

[15] Entretien avec Véronique Timsit, La fabrique du spectacle

[16] Entretien inédit avec Jean-François Sivadier, Cycle Poétique du Politique dirigé par S.Lucet, 15 janvier 2013, Rennes 2.

[17] Entretien avec Madeleine Louarn, La fabrique du spectacle.

[18] Jean-François Sivadier, Projet UOH, p 13

[19] Entretien avec Bernardo Montet, chorégraphe, La fabrique du spectacle

[20] Entretien avec Véronique Timsit, La Fabrique du spectacle.

[21] Entretien avec Nicolas Bouchaud, La Fabrique du spectacle.

[22] « Les Genêts d’or » est une structure associative créée en 1963 qui se situe non loin du centre de Morlaix dans un cadre verdoyant : elle accueille des personnes handicapées mentalement. (…) En 1984, a été mis en place, en collaboration avec Madeleine Louarn, un atelier-théâtre, «Catalyse », auquel participe depuis lors un petit groupe d’adultes du centre. Ce premier fil de l’histoire s’entrecroise à un autre : dix ans plus tard, en 1994, Madeleine Louarn fonde sa compagnie, le Théâtre de l’Entresort – alors même que «Les Genêts d’or» fait de l’Atelier Catalyse un Centre d’aide par le travail », in Prost Brigitte, Carnets de création, Théâtre(s) en Bretagne, n° 26, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2007, p. 79-81.

[23] Voir à ce sujet : Menger Pierre-Michel, Profession comédien, La documentation française, 1998.

[24] Entretien avec Nicolas Bouchaud, La Fabrique du spectacle.

[25] Entretien avec Daniel Jeanneteau, La Fabrique du spectacle.

[26] Ibid.

[27] Entretien avec Frédéric Vossier, La Fabrique du spectacle.

[28] Entretien avec Véronique Timsit, la fabrique du spectacle.

[29] Voir à ce sujet : Du Collectif, Théâtre(s) en Bretagne n°19, Presses Universitaires de Rennes, 1e semestre 2004.

[30] Rey Alain, Dictionnaire encyclopédique de la langue française, Le Robert, 1992, Tome I, p 777

[31] Rey Alain, ibid.

[32] Editorial, in Du collectif, op.cit., p. 6.

[33] Entretien avec Stanislas Nordey, La Fabrique du spectacle.

[34] Lucet Sophie, « Collectif », in Dictionnaire critique de l’acteur, in V. Amiel, G.-D. Farcy, S. Lucet et G. Sellier (dir.), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2012, p. 52.

[36] Entretiens avec Bernardo Montet et Madeleine Louarn, La fabrique du spectacle.

[37] Entretien avec Nicolas Bouchaud, La fabrique du spectacle.

[38] Entretien avec Jean-François Sivadier réalisé par Sylvie Martin-Lahmani, « Comme si nous regardions tous les deux dans la même direction », in G. Banu (dir.), Les liaisons singulières, le metteur en scène et son acteur, Alternatives Théâtrales, n°88, 2006, p. 42.

[39] Entretien avec Claire-Ingrid Cottanceau, La fabrique du spectacle.

[40] Entretien avec Stanislas Nordey, La fabrique du spectacle.