Impacts de la première sur la création
Pour Stanislas Nordey, le temps de la répétition est le temps de l’étude. Mais l’étude étant un processus sans fin, « comment faire », rajoute le metteur en scène, « pour qu’il n’y ait pas de hiatus entre le temps de la répétition et le temps de la représentation, c’est-à-dire comment faire pour que, du premier moment où on rêve à un spectacle jusqu’au dernier jour de son exploitation, le mouvement soit ininterrompu, vraiment[1] ?»
On trouve les mêmes accents dans la bouche de Jean-François Sivadier, pour qui la répétition au plateau est passage d’un rêve initial à la réalité. Les lectures à la table durent au moins une semaine, durée consacrée à la mise en perspective des grands mouvements de la pièce mais aussi à la constitution de références communes. C’est, précise le metteur en scène, le moment où « chacun cherche à garder son rêve initial le plus longtemps possible. Puis on arrive sur le plateau et les vraies difficultés commencent[2].» Le metteur en scène évoque alors cette peur dont d’autres - tel Didier-Georges Gabily - témoignent, peur du moment où l’on va aller sur le plateau, peur de l’inéluctable brisure des rêves initiaux. À son tour, Norah Krief évoque la peur de cette brisure du rêve initial « qu’on essaie toujours de préserver pour qu’il reste intact[3]», comme si l’impulsion du jeu tenait à la mémoire – organique autant que mentale - des temps secrets de la répétition.
À cette peur, Madeleine Louarn fait également allusion, en évoquant le flottement des acteurs découvrant leur public, peur que d’aucuns ressentent comme un possible déplacement des impulsions premières.
En quoi la présence du public modifie-t-elle donc la proposition scénique ?
Influences de la réception des spectateurs sur la création
Les temps préparatoires à la création d’un spectacle sont tout entiers tendus vers la transformation inéluctable qui naîtra de la confrontation avec le public dont la présence est anticipée tout au long du processus de création (et ce, qu’il s’agisse ou non de s’y rallier). Public qui est force agissante : car c’est au moment de la représentation que se renouent les liens entre réel et fiction dans l’imaginaire du spectateur, que le passé sera projeté et réactualisé, qu’il soit texte, personnage ou fragment de l’histoire du théâtre, comme le stipule Anne Ubersfeld en conclusion de l’Ecole du spectateur :
« Le théâtre est un éphémère qui raconte un déjà-passé, qui rattrape un déjà vécu ; plaisir d’exorciser le vertige du temps, de le vaincre par la répétition ; la passion du spectateur de théâtre : ressaisir le temps passé, inverser par la répétition son mouvement de fuite infinie : combler le manque (ce manque radical de la conscience qui est dans la fuite du présent) par le plaisir d’une présence active indiscutable et répétitive[4].»
Si la scène est, pour toutes ces raisons, le lieu des conflagrations temporelles, les protocoles des metteurs en scène provoquent des combinatoires inédites. Dès lors, la répétition se fait événement plutôt qu’itération. Infléchissement qui renvoie d’ailleurs à la première acception du terme, répéter signifiant d’abord « chercher à atteindre[5].»
Celui qu’on cherche à atteindre aux moments des répétitions, celui qu’on rêve, fantasme ou craint s’impose physiquement aux moments de la première, quitte à provoquer une sorte d’effroi que nos trois metteurs en scène évoquent avec intensité. Madeleine Louarn parle de ce « moment de confrontation » où « les acteurs reculent quand ils ont les spectateurs sous les yeux » : « soit ils s’en protègent ; soit ils sont attrapés », rajoute-t-elle, si bien que la première est toujours « effrayante [6]» ; Stanislas Nordey évoque également ce moment de passage, ainsi que la terreur de certains comédiens à s’exposer sur le plateau :
« Il y a une catégorie d’acteurs qui ne supporte pas le passage à la représentation, c’est-à-dire qui, littéralement, perd ses moyens, perd une forme de liberté qu’il avait en répétition parce que tout d’un coup, l’arrivée du public l’inhibe […] Cet acteur se dissout avec l’entrée du public tellement l’épreuve est difficile, tellement elle nécessite un effort. […] Au cinéma on peut refaire, au théâtre on est là, en direct, et quand on a un trou de texte sur un plateau de théâtre on a l’impression de mourir ou de disparaître … C’est-à-dire que tout d’un coup il y a quelque chose d’une violence extrême, le moment présent devenant le seul à envisager : est-ce que j’ai suffisamment de courage pour me lever, me dresser et m’exposer ? Le présent est terrifiant et enivrant. […] Quand je suis seul en scène, face à des spectateurs, je suis conscient de mon pouvoir - et quel pouvoir en effet, quel pouvoir extraordinaire - mais ça se paye, et c’est pourquoi je trouve que l’acteur est une espèce de héros, bien plus que le metteur en scène[7]. »
Si cette confrontation est faite d’excitation et de peur, la présence des spectateurs modifie-t-elle le spectacle ? Comment et jusqu’où ?
Selon Madeleine Louarn, les acteurs de Catalyse ont besoin de temps pour stabiliser le spectacle : vingt à trente représentations sont nécessaires pour que des lignes de force soient fixées et possiblement reproduites, car aucune représentation n’est jamais pareille tant les acteurs sont sensibles à ce moment de la rencontre[8]. Plus largement, le spectacle ne peut être repris, pour les mêmes raisons, si une cinquantaine de dates n’est pas envisagée : « sinon on n’a pas le temps de se déplier que c’est fini, ce que beaucoup de gens ont du mal à comprendre[9]. »
Romain Brosseau, acteur de Living ! évoque également le risque que l’arrivée du public suppose, les textes qu’il prononce suscitant sa participation directe au moment du spectacle :
ROMAIN
Je termine par des questions parce que je n’ai pas de réponses
[…] Pourquoi vas-tu au théâtre
Est-il important d’aller au théâtre
Est-il important de lire
Les gens qui vont au théâtre sont-ils différents des gens qui n’y vont pas
Que t’arrive-t-il si tu vas au théâtre
Quand tu quittes le théâtre as-tu changé bien sûr que par la marche du temps tu es naturellement différent dans l’espace de trois heures mais je veux dire as-tu changé réellement[10]
Directement sollicité par cette salve de questions, le spectateur décide parfois de partir ou de répondre à cette invitation, au point que Claire-Ingrid Cottanceau a écrit des notes sur ce sujet aux acteurs ; pour Romain Brosseau, il s’agit de « rester dans sa bulle » et de faire en sorte que le travail ne soit pas déplacé par ces manifestations intempestives[11]. Répondant à cette même question, Anaïs Muller évoque précisément la notion d’adresse au spectateur : pour ne pas être déplacé par le public, l’acteur doit trouver le juste équilibre entre l’intérieur et l’extérieur :
« être avec le public, c’est être à la fois en soi et très avec lui […] Quand on est dans une grande solitude avec les textes on touche le public. Certains textes sont à donner dans cette grande solitude, d’autres dans une adresse directe[12]. »
Plus largement, Marina Keltchewsky dit se référer au processus de création pour pouvoir renouveler la qualité de sa présence, cette sous partition étant un repère pour l’acteur dans les moments de trouble. De même, Duncan Evenou place-t-il sa recherche en tant qu’acteur sous l’égide d’un constant étonnement : « Comment s’étonner sur un chemin qui est toujours le même ? » Et comment « creuser le sillon» généré par le texte avant la première[13] ?
C’est également la dimension de l’étonnement qui fait le lien, dans le travail de Jean-François Sivadier, entre l’acteur et le spectateur : « J’essaie », rajoute-t-il, « de susciter l’instant d’éveil du spectateur », le théâtre étant « le lieu où l’on redécouvre ensemble notre capacité d’étonnement[14]. » Plus précisément encore, le metteur en scène situe le point de contact entre la scène et la salle en ces termes :
« La parole ne sert pas à communiquer au théâtre, mais tout doit servir la parole. La parole est le lieu du rendez-vous entre acteurs et spectateurs. […] On agit en parlant : dire un mot, c’est créer de la durée et de l’espace, c’est gagner du temps ; car quand on parle on n’a pas besoin d’agir[15]. »
À propos des interactions qui gèrent la relation des acteurs et des spectateurs, Jean-François Sivadier fait le constat suivant : « Dès qu’il y a un risque pour l’acteur, le spectateur se rapproche du plateau. Quand le risque cesse, le spectateur s’éloigne[16].»
Dans les trois cas, il s’agit à la fois de maintenir vivant le lien à l’origine – au processus de création, au moment secret des répétitions – pour que la scène soit le lieu du partage du temps présent. À cette condition seulement, l’acteur ne sera pas emporté ou déplacé par la puissance des regards.
Le processus de création comme manifeste
L’analyse des processus de création conduit inéluctablement à une réflexion sur les liens que l’on entend tisser entre théâtre et monde. De ce fait, tout processus de création peut être lu comme un manifeste poétique autant que politique.
Stanislas Nordey évoque ce frottement entre art et vie en faisant le lieu d’une douleur singulière : repartant de son expérience récente, soit la mise en scène de Se Trouver de Pirandello, il rappelle combien ce sentiment est au cœur de l’œuvre du dramaturge italien : il s’agit en effet ici d’une actrice qui a dédié toute sa vie au théâtre et qui n’a donc plus d’existence personnelle ; cette femme rencontre un jeune homme qui lui avoue sa détestation du théâtre : « Je ne peux souffrir le théâtre », dit le jeune homme, « comprends-moi, c’est le lieu, cette tristesse immense, ces loges, tous ces fauteuils, aller s’enfermer là-dedans, et encore, la façon de s’y rendre, tous ces gens qui veulent être attentifs, mon Dieu, à des choses dont on sait qu’elles ne sont pas vraies[17]. » Pour diriger dans ce rôle Vincent Dissez, Stanislas Nordey raconte à l’acteur combien il pâtit lui-même de la coupure d’avec le monde que toute répétition suppose, « tristesse d’être là et seulement là et de ne pas être dans la vraie vie avec ceux qu’on aime, tristesse de ne pas être dans le monde vraiment, et de ne pas agir sur le monde vraiment ». C’est qu’il n’y a, pour lui, « pas d’interaction, entre dedans et dehors » et que « le théâtre est une boîte noire qui isole du monde [18]», quitte à proposer la violente expérience de la claustration.
Selon le metteur en scène, la répétition serait donc une épreuve car elle obligerait à penser ce qui sépare irrémédiablement l’art du monde. Si le théâtre est souvent tentation d’action sur le monde, il exhibe à la fois l’urgence de l’agir et son irréductible limite.
Pour Jean-François Sivadier, en accord sur ce point avec Deleuze, le théâtre est un acte de résistance[19]. C’est pourquoi, dit-il, l’acteur doit toujours entrer sur le plateau avec sa colère. Mais à quoi résiste-t-il ainsi ? à l’ordre ambiant, répond Sivadier, puisque le théâtre ne connaît pas les règles habituelles du monde et tend même à les inverser pour mieux les percevoir. Ce faisant, l’art déploie une capacité de révélation à échelle humaine, plus que de résolution ou de révolution. Et c’est ainsi, parce que la répétition marque le moment d’un retranchement et d’un recul productif, qu’elle provoque de nouveau la capacité du public à l’étonnement. Qu’elle renouvelle le regard sur le monde. De la sorte, chaque œuvre est pensée comme une hypothèse sur l’homme :
«Je pense que chaque texte, si c'est un grand texte, ne parle pas seulement du texte, mais il parle du monde. J'aime bien l'idée que le spectacle représente le monde dans sa globalité, à partir d'un point de vue, d'une hypothèse, sur l'homme[20].»
Plus largement encore, le théâtre serait pour Jean-François Sivadier « moment de partage des invariants humains[21]. »
Madeleine Louarn conclut également son entretien en disant combien le théâtre est nécessairement geste politique : pas de scène qui n’évoque le monde, pas de théâtre sans prise de position. Revenant sur son expérience singulière, le metteur en scène dit éviter tout discours sur la question du handicap ou de l’intégration des personnes différentes, et préférer à ces paroles suscitant le clivage sa longue expérience de la rencontre : « Je travaille pour dire que le handicapé est comme moi. Tout nous ramène à faire partie de la même humanité. Les autres marquent la différence. Moi j’ai choisi mes acteurs (ou plutôt on s’est trouvés) parce qu’on fait partie du même monde[22]. »
Dans les trois cas, le choix initial des protocoles de répétition est un discours implicite sur la fonction du théâtre et son éventuelle efficacité à l’échelle du monde.
Vers un autre rêve de théâtre ?
A quelques jours de la première de Living !, Stanislas Nordey s’interroge déjà sur la place que cette pièce, conçue pour la sortie des élèves qu’il a accompagnés pendant trois ans à l’école du TNB, prendra dans l’ensemble de son parcours : rappelant que c’est la première fois qu’il s’adonne ainsi au collage et au montage de fragments de textes non théâtraux, le metteur en scène fait le pari qu’il « y reviendra sans doute », cette méthode nouvelle étant un « maillon de la chaîne [23]. » L’expérience des Oiseaux suscite clairement le désir de Frédéric Vossier d’écrire désormais pour les acteurs de Catalyse : après l’adaptation d’Aristophane, il propose à Madeleine Louarn de s’emparer de la figure mythique de Louis II de Bavière et de faire revivre les personnages de son entourage. A peine Le Misanthrope créé, Jean-François Sivadier s’attelle à la mise en scène d’un opéra de Rossini, Le Barbier de Séville alors qu’il fut dans sa jeunesse choriste pour une production de la même pièce sous la direction d’Yves Parmentier, actuel chef des chœurs de l’Opéra de Lille. On sait également que Jean-François Sivadier a monté en 2011 La Traviata après avoir imaginé les coulisses de sa répétition dans Italienne avec Orchestre, spectacle datant de 1997.
S’agit-il alors de nouveaux rêves ? Ou bien de la poursuite d’une œuvre qui emprunte mille chemins de traverse pour naître et se réaliser ? Ce qui suppose que l’œuvre désigne alors aussi bien l’ensemble de la production d’un artiste (sens attesté depuis le XVIe siècle), qu’une pièce de cet ensemble (attesté à partir du XVIIe siècle dans le domaine du théâtre notamment). De la sorte, assister au processus d’une œuvre singulière mène sans doute à la compréhension plus globale de la démarche d’un artiste, comme le suggère Josette Féral :
« C’est là que surgit la question de la finalité de l’analyse du spectacle. Vise-t-elle essentiellement une meilleure compréhension de ce qui se passe sur scène ? Ou vise-t-elle à mieux comprendre l’art de l’artiste qui y a donné naissance ? Tant que l’analyste se penche uniquement sur les résultats de l’acte de création terminé, il ne rend compte que d’un objet artistique devenu bien de consommation, le coupant de ce qui lui a donné sens : la démarche esthétique d’un artiste conscient de ses choix, avec tout ce que cette démarche suppose de certitudes et d’incertitudes, d’aléas et de contraintes, de découvertes et de fulgurances[24].»
[1] Entretien inédit avec Stanislas Nordey réalisé par Sophie Lucet, Cycle Poétique du Politique, Panta Théâtre, Caen 15 juin 2011
[2] Entretien avec Jean-François Sivadier réalisé par Sophie Lucet, Cycle Poétique du Politique, 14 janvier 2013, Université Rennes 2
[3] Entretien avec Norah Krief, La Fabrique du spectacle.
[4] UBERSFELD Anne, L’école du Spectateur, Lire le Théâtre 2, Paris, Editions sociales, 1981, p 341
[5] « Répéter est emprunté (deb.XIIIe s.) au latin repetere, « chercher à atteindre », in Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, 1992, p 1771
[6] Entretien avec Madeleine Louarn, la Fabrique du spectacle.
[7] Entretien de Stanislas Nordey réalisé par Sophie Lucet, Cycle Poétique du Poétique, Panta Théâtre, 6 juin 2011
[8] Entretien avec Madeleine Louran, La Fabrique du spectacle
[9] Entretien avec Madeleine Louran, La Fabrique du spectacle
[10] BECK Julian, « Questions », in La Vie du théâtre, op.cit, p 56
[11] Entretien avec Romain Brosseau à Ivry, La Fabrique du spectacle
[12] Entretien avec Anaïs Muller à Ivry, La Fabrique du spectacle
[13] Entretien avec Duncan Evenou, La Fabrique du spectacle,
[14] Entretien avec Jean-François Sivadier réalisé par Sophie Lucet, Cycle Poétique du Politique, 14 janvier 2013, Rennes 2
[15] op.cit
[16] op.cit
[17] PIRANDELLO Luigi, Se trouver, Traduction Jean-Paul MANGANARO, Paris, L’avant-scène THÉÂTRE N° 1322, 2012, p 36
[18] Entretien avec Stanislas Nordey réalisé par Sophie Lucet, Cycle Poétique du Politique, Rennes, Février 2012
122 DELEUZE Gilles, Qu’est-ce que l’acte de création? Conférence donnée dans le cadre des mardis de la fondation Femis - 17/05/1987, http://www.webdeleuze.com/
[20] Jean-François SIVADIER, Le Misanthrope populaire, Square#65, Documentaire Arte 2 juin 2013
[21] Entretien avec Jean-François Sivadier, Cycle Poétique du Politique, Rennes 2, 15 janvier 2013
[22] Entretien avec Madeleine Louarn, La fabrique du spectacle
[23] Entretien avec Stanislas Nordey, La Fabrique du Spectacle,
[24] Josette Féral, Pour une génétique de la mise en scène, Prise 1, Théâtre Public n°144, 1998