La fragilité de la production du personnage

07/07/2014|
Auteur(s) :
Sophie Le Coq

La fragilité de la production du personnage

Un texte de Sophie Le Coq 

Dans le cadre de cette contribution, nous nous proposons de traiter la question de la production du personnage à partir du travail et de son organisation sociale au sein du Théâtre de l’Entresort avec les comédiens de la compagnie CatalyseSans détailler la biographie artistique de Madeleine Louarn, notons que la création de ces deux entités résulte de son parcours professionnel : éducatrice spécialisée de formation et lectrice assidue de philosophie et de sciences sociales, elle travaille en institution médico-sociale et y organise, depuis 1984, des ateliers de théâtre avec les résidents. Au fil du temps, naît la Compagnie Catalyse formée d’adultes handicapés mentaux et conventionnée par l’ESAT Les Genêts d’Or à Morlaix. Parallèlement, Madeleine Louarn crée, en 1994, le Théâtre de l’Entresort au sein duquel elle signe une dizaine de pièces de théâtre avec les comédiens de la Compagnie Catalyse. pour la création de la mise en scène du texte Les Oiseaux d’Aristophane, en nous référant aux données disponibles sur la plate-forme numérique.

Ces données présentent une originalité dans la mesure où elles donnent à voir autrement la production artistique, c’est-à-dire non plus sous la forme d’un commentaire esthétique sur une proposition artistique finalisée, mais en faisant entrer dans l’antre de sa fabrication. Ces données rendent ainsi visibles ce qui, habituellement, demeure l’ubac de la production artistique, c’est-à-dire au moins deux dimensions : la collaboration de différents types d’acteurs sociaux différenciés selon leurs compétences, leurs fonctions et leurs responsabilités dans cette entreprise collective ; l’analyse respective de chacun, orchestrée par le metteur en scène pour produire « la mise en image » du texte d’Aristophane.

Rapportées à la question de la production du personnage, ces différentes données nous paraissent montrer que cette préoccupation n’est pas exclusive au comédien – même si, habituellement, elle lui incombe au premier chef –, mais est partagée par l’ensemble des compétences réunies.

Transposées à la perspective sociologique, ces données font écho aux travaux d’Erving GoffmanGoffman Erving, La mise en scène de la vie quotidienne. tome 1 – La présentation de soi, tome 2 – Les relations en public, Paris, Editions De Minuit, 1973. dans lesquels l’acteur social n’a rien d’évident, tout comme la production du personnage au théâtre. C’est d’ailleurs à la métaphore théâtrale qu’emprunte cet auteur parce qu’il défend l’idée que le tissu social ne repose ni sur de l’individuel, ni sur du collectif, mais sur les interactions sociales de la vie quotidienne, lesquelles font toujours l’objet de la construction d’une mise en scène. En usant donc de la comparaison théâtrale, l’auteur déconstruit les scènes de la vie sociale ordinaire donnant à lire une fabrication d’espaces, une élaboration de jeux relationnels, une répartition des rôles, un déroulement de scénario, permettant de rendre compte de la fiction de ces scènes de la vie sociale, mais aussi des différentes stratégies qui rendent ces fictions réelles pour ses protagonistes. Parmi les différentes « techniques » permettant de produire les « impressions sociales », Goffman explore les façons d’entrer en relation, les attentes générées par la définition et la dénomination des rôles sociaux, la contradiction inhérente au jeu d’acteur pris entre une nécessaire adhérence au rôle à jouer et une distance à ce rôle lui permettant d’être acteur et spectateur afin de maîtriser les impressions sociales pour que la scène continue de se dérouler.

Ainsi, dans le cadre de cette collaboration entre les représentants du théâtre de l’Entresort et les comédiens de l’atelier Catalyse, la responsabilité que se répartissent les uns et les autres afin de créer les conditions de la production du personnage se redouble du fait que ces comédiens ne peuvent être tout à fait tenus responsables des personnages joués. Pourtant, ce sont bien eux qui, pour paraphraser Denis Diderot, sont censés « rendre si scrupuleusement les signes extérieurs du sentiment », que l’on s’y tromperait« C'est la sensibilité qui fait les comédiens médiocres ; l'extrême sensibilité les comédiens bornés ; le sens froid et la tête, ces comédiens sublimes » précisément parce que le talent du comédien « ne consiste pas à sentir […] mais à rendre si scrupuleusement les signes extérieurs du sentiment, que vous vous y trompiez », Diderot Denis, Paradoxe sur le comédienprécédé des Entretiens sur le Fils naturel, Paris, Garnier-Flammarion, 1967, p. 119, p. 132..

Fort de ces éléments, nous nous intéressons à la production du personnage, à partir du dire et du corps des comédiens, parce qu’ils font l’objet d’un travail spécifique afin d’éviter que se produisent des ruptures dans le déroulement de la pièce. En mettant la focale sur ce travail sur le dire et le corps des comédiens, nous cherchons à cerner comment les différentes compétences réunies participent aussi à produire le personnage.

Conversion esthétique d’une difficulté de la diction

Le texte Les Oiseaux d’Aristophane narre l’exil de deux citoyens déçus de l’organisation sociale et politique de la Cité antique d’Athènes. Suite à leur rencontre avec les oiseaux, ils cherchent à fonder une nouvelle cité, entre terre et nuée, Coucouville-Les-Nuées. La mise en scène de cette comédie est une première dans le travail de Madeleine Louarn, qui a essentiellement porté à la scène des textes de dramaturges tels William Shakespeare, Samuel Beckett, ou encore Lewis Caroll. Pour cette mise en scène des Oiseaux, Madeleine Louarn s’associe la compétence d’un auteur, Frédéric Vossier.

Outre les motivations personnelles de ce dernier pour participer à ce travail, sa fonction visait à adapter le texte d’Aristophane à la fois aux libertés prises par le metteur en scène à l’égard de l’histoire narrée dans ce texte (par exemple, l’introduction de l’outil GPS, le choix de féminiser les principaux personnages, de même que d’imaginer une nouvelle société élaborée par des femmes) et aux caractéristiques des comédiens, tout en conservant les spécificités du texte original (son rythme, son ironie, sa poésie, etc.). Autrement dit, le texte d’Aristophane constitue la matière à partir de laquelle l’auteur sélectionne des matériaux qui trouvent leur pertinence au regard de ces indicateurs, devenant des contraintes avec lesquelles il faut composer en agençant ces matériaux afin de produire une nouvelle forme écrite. À ce sujet, Frédéric VossierEntretien avec Frédéric Vossier, Séverive Leroy et Anamaria Fernandes, Rennes le 16 novembre 2012, 32 min. emploie les termes de « simplification », de « réduction », de « condensation », de « poésie appropriée à leur Šles comédiens‹ élocutionEntretien avec Frédéric Vossier, Séverive Leroy et Anamaria Fernandes, Rennes le 16 novembre 2012, 32 min.  ».

Cette dernière préoccupation trouve tout son sens dès le rappel que l’écriture d’un texte artificialise la parole et la met ainsi sous silence. Or, cette nouvelle forme écrite vise à être déclinée par ces comédiens pour lesquels, précisément, le dire n’a rien d’évident. C’est donc que ces derniers vont, à leur tour, produire une analyse de cette nouvelle forme écrite susceptible d’être différenciée entre ce que bien souvent les metteurs en scène nomment le savoir-faire et le savoir-être des comédiens. Nous en tenant au texte à dire, dans le cadre du travail qu’effectue le comédien pour produire le personnage à jouer, il est possible d’illustrer cette différence en nous appuyant sur les propos des différents professionnels réunis autour de la production de cette pièce.

S’agissant du savoir-faire, on apprend que le temps consacré par les comédiens de Catalyse à la mémorisation du texte de Frédéric Vossier s’est déployé sur une période relativement longue en rapport au format temporel habituel d’une production théâtrale. Sans compter la dimension politique de cette caractéristique dans une économie de la création – que commente, par exemple, le chorégraphe Bernardo MontetEntretien avec Bernardo Montet, Séverive Leroy et Anamaria Fernandes, Rennes le 16 novembre 2012, 22 min  –, cette spécificité apparaît, sous l’angle de la production du personnage, comme un temps nécessaire pour les comédiens de Catalyse pour apprendre, mémoriser et décliner le texte. Ainsi, des moments réguliers consacrés à ce travail étaient encadrés par des professionnelsEntretien avec Erwanna Prigent, Séverine Leroy et Anamaria Fernandes, le 16 novembre 2012, 11 min. de l’ESAT les Genêts d’or à Morlaix. Cette récurrence de séances pour apprendre le texte indique un travail de répétition intensif pour rendre les comédiens si familiers du texte que le décliner verbalement devienne un réflexe. À ce niveau, un parallèle avec l’entraînement technique du musicien peut être éclairant : à force de jouer d’un instrument, à force de varier les répertoires, des repères se créent, des acquis se stabilisent, de sorte qu’il est possible pour ces musiciens expérimentés de réaliser une prestation musicale tout en pensant à autre chose. Couramment, on serait tenté de désigner le résultat de ces exercices de « maîtrise technique » mais, pour gagner en précision, on pourrait aussi le nommer doxa du geste pour désigner la familiarité technique qu’acquiert le musicien avec son instrument et doxa discursive concernant la familiarité que se créent les comédiens de Catalyse avec le texte de Frédéric Vossier. Pourtant, ces derniers ne sont pas tout à fait des comédiens comme les autres du fait qu’ils pâtissent de certaines déficiences, lesquelles, en situation de représentation publique, peuvent se traduire en oublis réguliers du texte à dire. C’est ici que Madeleine Louarn introduit un subterfuge en réhabilitant, sur scène, le rôle du souffleur. Ce dernier devient un procédé habile pour soutenir, comme une béquille, le dire des comédiens sur scène parce qu’il permet, pour reprendre l’expression à Madeleine Louarn, « d’éviter les accrocs de langage ». Cette présence du souffleur sur scène sert aussi deux autres types de préoccupations :

  • une des lignes de construction théâtrale défendue par le metteur en scène, c’est-à-dire réaliser une fiction scénique tout en montrant simultanément les artifices de son élaboration ;
  • un imaginaire du théâtre, c’est-à-dire introduire le spectateur au « souffle de ceux qui ont décliné le texte avant » (Madeleine Louarn).

Ainsi, l’entraînement long des comédiens de Catalyse pour répéter le texte à dire, conjugué au soutien du souffleur participent, nous semble-t-il, à consolider le savoir-faire des comédiens pour décliner le texte appris.

Une fois acquise, la familiarité avec le texte à dire sur scène permet, à bon nombre de comédiens, de se concentrer sur la façon de le dire à partir de leur propre perception et analyse du personnage à produire, soit ce que certains nomment un savoir-être. Là encore, des rudiments sont à maîtriser : porter la voix, soigner son élocution, etc. Or, les comédiens de Catalyse pâtissent d’une difficulté de la diction. Dans leur quotidien, c’est sans doute une des premières caractéristiques qui les fait basculer dans le statut social de handicap du fait des complications, à se faire comprendre, par les autres, avec des mots. Sans entrer dans une clinique de la diction, faisons néanmoins remarquer que cette « panne » de l’élocution, qui gêne dans la formulation du message, se donne toujours à entendre dans une langue particulière. Pour autant, les causes de cette « panne » ne sont pas forcément de l’ordre d’un problème de communication même si, du fait de cette diction particulière, le message à dire reste difficile. En d’autres termes, langue et langage sont bien à différencier de même que langage et communication puisqu’il est possible d’entrer en communication autrement qu’en parlant. C’est peut-être à cette différence de registre que le metteur en scène cherche à aiguiser le spectateur en mettant à profit de la réalisation de la pièce les particularités d’élocution des comédiens. L’exercice peut paraître périlleux : donner à entendre cette particularité, au risque, simultanément, de rabattre la perception des comédiens par le public vers le statut social de handicap. Or, le metteur en scène échappe à cet écueil en traitant autrement cette différence, c’est-à-dire en abordant ce dire spécifique comme une langue étrangère dans laquelle le texte se décline. C’est toute l’ingéniosité de ce metteur en scène : mettre à profit ces particularités d’élocutions en les faisant entendre non comme une diction laborieuse, susceptible de rappeler le handicap, mais comme une langue étrangère qu’emploieraient les comédiens pour dire le texte. C’est peut-être ainsi une façon d’aborder le savoir-être des comédiens de Catalyse dans la production du personnage, peut être aussi de s’approcher de leur être – même si le sens du terme reste bien fuyant – en ouvrant non plus sur une question de langage ou de langue mais plutôt de traduction. De cette manière, si le sens de ce qui se dit sur scène n’est pas toujours audible, la gêne se dissipe au profit de ce à quoi introduit la traduction, en l’occurrence l’altérité. En effet, si la traduction demeure une question complexeAu sujet de cette question de la traduction, nous renvoyons, par exemple, aux réflexions du philosophe Charles Alunni Charles ou encore à celles de Giot Jean., rappelons qu’elle n’est jamais affaire de transposition parce qu’une langue ne se résume pas à un stock d’étiquettes interchangeables pour dire le monde, mais renvoie à une représentation spécifique du monde. Aussi, engager la traduction d’une langue introduit de l’altérité, de l’étranger par effet d’appropriation et suppose donc à la fois l’altération et la perte du propre. Guetter le sens à saisir dans ce que disent les comédiens n’est finalement pas l’important. Nous sommes au théâtre. La production de l’équilibre de la forme prime, de sorte que si la traduction est un exercice d’ouverture de son espace linguistique à l’autre, la visée n’est ni d’aller vers lui, ni de le ramener à soi, mais de le faire entendre pour lui-même, dans le rythme et les intonations de cette diction particulière.

Conversion esthétique de corps vulnérables

Bien évidemment, la production du personnage ne s’épuise pas dans un travail sur le dire. Il suppose aussi un travail sur le corps pour jouer les rôles sur scène. Tentons une fois encore de raisonner à ce sujet à partir de la différenciation entre savoir-faire et savoir-être.

Dans son préambule à la Mise en scène de Phèdre de Racine, Jean-Louis Barrault écrit que « jouer c'est savoir diriger son souffle, sa voix et son corps-de-la-tête-aux-pieds d'une façon déterminée », soit ce qu'il nomme l'art du geste, la mimique, et l'art du verbe, la dictionBarrault Jean-Louis, Mise en scène de Phèdre de Racine, Paris, Éditions du Seuil, 1972, p. 34.. Ce travail, particulièrement sur le corps, nécessite d’apprendre à respirer, se déplacer sur scène (se diriger vers l'intérieur ou l'avant-scène ; entrer, sortir de scène), se positionner à l’égard de ses partenaires, engager une série de mouvements, apprécier leur amplitude. Il suppose de s’y familiariser et résulte d’une certaine formation, mais s’acquiert aussi par des exercices de répétitions jusqu’à ce que le personnage joué commence à prendre forme, c’est-à-dire à se (re)présenter. Ces exercices ne s’effectuent pas n’importe où. Ils prennent place sur une scène construite par les interventions combinées du scénographe, régisseur son, régisseur lumière notamment, lesquels participent pleinement à la production des personnages par la construction du cadre physique dans lequel ces derniers prennent place. Dit autrement, l’ensemble de ces compétences élaborent techniquement le logement des personnages avec lequel les comédiens doivent se familiariser pour réussir à faire habiter les personnages dans leurs espaces sociaux de vie.

Ce savoir-faire ne constitue qu’un versant de la compétence des comédiens pour produire le personnage. En effet, nombreux sont ceux qui affirment se « nourrir de la société », c’est-à-dire déployer une attention particulière au déroulement de la vie sociale, en adoptant une posture proche de celle de l’observateur qui, distant, scrute les façons dont se déroulent les échanges sociaux dans la quotidienneté. Cette attitude se comprend du fait qu’il s’agit, sur scène, de mimer des échanges, des rôles sociaux. Mais l’imitation ne suffit pas. Faut-il encore incarner ces mimes pour donner corps aux personnages. Cette exigence suppose une condition : être en mesure de s’approprier ces rôles pour les restituer physiquement sur scène sans jamais montrer le mime.

Anthropologues et sociologues ont exploré cette thématique du corps, par exemple, et sans prétendre à l’exhaustivité, Marcel Mauss, Pierre Bourdieu, David Le Breton ou encore Richard ShustermanMauss Marcel, Sociologie et anthropologie, Paris, Presses Universitaires de France, 1983 (1ère ed. 1950). Bourdieu Pierre, Le sens pratique, Paris, Editions de Minuit, 1980. Le Breton David, Corps et sociétés. Essai de sociologie et d’anthropologie du corps, Paris, Librairie des Méridiens, Klincksieck, 1985. Shusterman Richard, Conscience du corps. Pour une soma-esthétique, Paris, Editions de l’éclat, 2008. Notons aussi les travaux de Faure Sylvia, Apprendre par corps. Socio-anthropologie des techniques de danse, Paris, La Dispute, 2000.. Sans détailler ces travaux, insistons sur les apports de Pierre Bourdieu du fait de leur influence en sociologie. Afin de sortir d’une représentation dichotomique de la vie sociale qui pose, dans un rapport frontal, société et individu et qui oppose objectivisme et subjectivisme, Bourdieu réhabilite le concept d’habitus permettant de se représenter ces deux termes comme les deux faces d’une même réalité. Ainsi, le monde social serait constitué de structures élaborées par les agents sociaux, lesquelles, une fois constituées, conditionneraient à leur tour les actions des agents. Les principales caractéristiques de l’habitus sont qu’il s’agit d’une structure structurée et structurante« Les conditionnements associés à une classe particulière de conditions d’existence produisent des habitus, systèmes de dispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes, c’est-à-dire en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée consciente de fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre, objectivement réglées et régulières sans être en rien le produit de l’obéissance à des règles, et, étant tout cela, collectivement orchestrées sans être le produit de l’action organisatrice d’un chef d’orchestre », Bourdieu Pierre, Le sens pratiqueop. cit., p. 92. de même qu’il se présente comme histoire incorporée, faite nature« Histoire incorporée, faite, nature, et par là oubliée en tant que telle, l’habitus est la présence agissante de tout le passé dont il est le produit : partant, il est ce qui confère aux pratiques leur indépendance relative par rapport aux déterminations extérieures du présent immédiat. Cette autonomie est celle du passé agi et agissant qui, fonctionnant comme capital accumulé, produit de l’histoire à partir de l’histoire et assure ainsi la permanence dans le changement qui fait l’agent individuel comme monde dans le monde », ibid., p. 94-95. Nous en tenant à cette deuxième caractéristique et en suivant le raisonnement critique de Jean-Michel Le BotLe Bot Jean-Michel, « L’habitus entre sujet et personne », in Attie Duval-Gombert (dir.), Langage et sociétéTétralogiques, n° 13, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2000, p. 57-78. sur ce point, cet aspect de l’habitus pose problème parce que, si on admet l’hypothèse d’une « histoire incorporée, faite nature », rien n’est dit sur la manière dont s’exerce l’incorporation. Or, en suggérant une différenciation entre individu et sujet par l’accès au soma, le processus d’incorporation trouve une assise pertinente : « L’accès au soma, parce qu’il introduit une certaine permanence du sujet, au-delà des situations dans lesquelles est placé l’individu, permet aussi une certaine décentration, tant dans l’espace que dans le temps. À la différence de l’individu, le sujet n’est plus dans un être-là totalement immédiat. Cette permanence permet également que le monde […] puisse, dans une certaine mesure, être évoqué indépendamment de sa présence immédiate. Le soma rendrait ainsi compte de la possibilité d’une certaine « mémoire » qu’il n’y a aucune raison de caractériser par un contenu de représentation, plutôt que par un contenu d’activité, de gestuelles et de postures (hexis corporel), ou encore de tension libidinale, de décharge et de refoulement (contention). Autorisant, par la clôture qu’il introduit, le cumul d’expériences acquises par imprégnation des usages du milieu environnant, le soma rendrait ainsi compte de la constitution de l’habitusIbid., p. 65-66. ». En d’autres termes, pour « qu’il y ait incorporation, encore faut-il que quelque chose vienne faire corpsIbid., p. 58. », en l’occurrence le soma.

Au regard de ces réflexions, on comprend que le travail de restitution, par le corps des comédiens, des rôles sociaux ne va pas de soi – sans compter que nous laissons dans l’ombre la question de l’appropriation. C’est ce à quoi, nous semble-t-il, le travail de cette mise en scène des Oiseaux nous invite aussi à réfléchir, en sollicitant les comédiens de Catalyse à mettre en valeur leurs corps sur scène, particulièrement par la danse. Pour ce faire, Madeleine Louarn s’adjoint la compétence d’un chorégraphe, Bernardo Montet. Comme pour l’adaptation du texte d’Aristophane par Frédéric Vossier, ce choix de faire danser les comédiens a nécessité un long travail sur leur corps avec ce chorégraphe. S’ils sont davantage familiers des exercices de répétition de texte pour le mémoriser, ils le sont moins des exercices sur le corps pour se rappeler les gestes à produire. Il fallait donc, narre le chorégraphe, dédier des temps longs à de la « relaxation » parce qu’il faisait face à des « corps tendus », porter une attention particulière à « ce qu’ils sont » parce que, dès leur perception d’une « agressivité, la fermeture est immédiate ». Son choix s’est ainsi orienté vers l’inscription de la danse dans leur propre univers somatique, fragile comme « du verre ». Bien plus, c’est le terme de « vulnérabilité » qu’emploient régulièrement les uns et les autres pour qualifier les comédiens, comme si la clôture nécessaire pour produire un hexis corporel congruent à l’environnement faisait défaut, c’est-à-dire l’exercice d’une délimitation nécessaire pour que la séparation d’un intérieur et d’un extérieur, d’un dedans et d’un dehors, soit possible. Les comédiens eux-mêmes s’expriment à leur manière sur cette frontière, cette distance, notamment à l’égard du public en situation de représentation : « quand on est tout près, ca fait peur », déclare l’un d’entre eux, ou encore lorsqu’un autre indique avec plaisir qu’ils dansent sur scène et aussi en coulisse.

Madeleine Louarn fait danser sur scène ces corps particuliers. Une fois encore, l’exercice est périlleux : attirer l’attention sur des corps qui habituellement déconcertent parce qu’ils détonnent avec les attentes silencieuses de comportements idoines aux situations de la vie sociale qui permettent à ces dernières de se dérouler « normalement ». Souvent, dans ces circonstances, des réactions de rire se déclenchent pour, peut-être, souligner le décalage, mais surtout, nous semble-t-il, pour endiguer la gêne occasionnée par des attitudes inappropriées. Une fois encore, le metteur en scène évite cet écueil en mettant à profit ces « états de corps » de la production des personnages comiques qui moquent l’organisation sociale et politique de la Cité qu’ils ont quittée, parce qu’elle bascule de l’hypocrisie constitutive des masques de la vie sociale au mensonge organisé. Ainsi, parfois, selon les représentations publiques de la pièce, ce sont des contrepoints troublants qui se donnent à voir et à entendre aux spectateurs les interpellant sur ceux-là mêmes – les comédiens – qui portent la fronde à la scène.

… De l’utopie à l’hétérotopie ?

Concluons cette réflexion en suggérant un parallèle entre la principale thématique de cette pièce, c’est-à-dire l’utopie et le concept d’hétérotopie proposé par Michel Foucault.

L’étymologie grecque utopos signifie le non-lieu, un lieu imaginaire illustré, comme dans le texte d’Aristophane, par une nouvelle façon de régler les rapports humains dessinant une société idéale. Au regard des différentes informations relatives à la production de cette mise en scène des Oiseaux, particulièrement le travail avec les comédiens de Catalyse, l’économie générale de ce travail, notamment en termes de temps, on peut être tenté de qualifier la réalisation de cette mise en scène d’hétérotopie entendue comme « utopie concrète » parce qu’ancrée quelque part et aussi dans des expérimentations vécues : « Les utopies, ce sont les emplacements sans lieu réel. Ce sont les emplacements qui entretiennent avec l'espace réel de la société un rapport général d'analogie directe ou inversée. C'est la société elle-même perfectionnée ou c'est l'envers de la société, mais, de toute façon, ces utopies sont des espaces qui sont fondamentalement, essentiellement irréels. Il y a également, et ceci probablement dans toute culture, dans toute civilisation, des lieux réels, des lieux effectifs, des lieux qui ont dessiné dans l'institution même de la société, et qui sont des sortes de contre-emplacements, sortes d'utopies effectivement réalisées dans lesquelles les emplacements réels, tous les autres emplacements réels que l'on peut trouver à l'intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés, des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables. Ces lieux, parce qu'ils sont absolument autres que tous les emplacements qu'ils reflètent et dont ils parlent, je les appellerai, par opposition aux utopies, les hétérotopiesFoucault Michel, « Des espaces autres », (conférence au Cercle d’études architecturales, 14 mars 1967), publié dans Architecture, Mouvement, Continuité, n°5, octobre 1984, p. 47. ».

Ainsi, si parfois les sociologues usent de ce terme d’hétérotopie pour signifier la complexité du rapport humain à l’espace, irréductible à une cartographie, une géographie ou encore à un rapport fonctionnel, il trouve une certaine illustration dans la réalisation de cette mise en scène Les Oiseaux d’Aristophane à la fois en amont, du fait des conditions sociales de travail que se sont donnés les différents partenaires de cette prdduction et, en aval, du fait d’une conversion de dires déficients en ouverture sur l’altérité et d’états de corps, souvent sources de rupture dans le déroulement habituel des scènes de la vie sociale, en attitudes comiques moquant le corps social.

Sophie Le Coq, Maître de conférences en sociologie - Université Européenne de Bretagne – Rennes 2 / CIAPHS (EA 2241)