Living ! versus Living Theatre ?
Un texte de Sophie Proust Sophie Proust est maître de conférences en études théâtrales à l’université Lille 3 où elle a fondé un séminaire de recherche de master sur les processus de création. Elle a été assistante à la mise en scène (Yves Beaunesne, Denis Marleau, Matthias Langhoff). Auteur de La Direction d’acteurs dans la mise en scène théâtrale contemporaine (L’Entretemps, 2006), elle a dirigé Mise en scène et droits d’auteur. Liberté de création scénique et respect de l’œuvre dramatique (L’Entretemps, 2012). En 2009, alors qu’elle est chercheuse invitée au Martin E. Segal Theatre Center à la City University of New York (CUNY), elle obtient une bourse Fulbright pour ses recherches sur les processus de création aux États-Unis où elle assiste, entre autres, en 2009, 2010 et 2011 à des répétitions du Living Theatre, co-dirigé par Judith Malina et Brad Burgess avec qui elle a réalisé des entretiens. Elle a observé le workshop donné à Paris par le Living Theatre au Bilingual Acting Workshop (BAW) les 28 et 29 mai 2011. Il était dirigé par Judith Malina, Brad Burgess qui a rejoint la compagnie en 2007 et Tom Walker, un des piliers du Living Theatre. Sophie Proust est co-responsable avec Josette Féral du groupe de recherche sur « Les processus de création » au sein de la FIRT (Fédération internationale pour la recherche théâtrale). Elle est également responsable scientifique du Projet émergent « Génétique du théâtre : les processus de création » ayant pour signe APC (Analyse des processus de création). APC développe quatre axes de recherche : métier et formation du metteur en scène ; notation du processus de création ; mise en scène et droits d’auteur ; archivage et patrimoine de la création théâtrale. C’est dans ce cadre qu’elle observe et analyse un certain nombre de répétitions (Jacques Vincey, Antoine Lemaire, Irène Bonnaud, Eva Vallejo et Bruno Soulier…) et travaille en collaboration avec Sophie Lucet pour « La fabrique du théâtre : Living ! ». http://ceac.recherche.univ-lille3.fr/index.php?page=sophie-proust
« Toute action créatrice naît d’une certaine liberté. »
Julian Beck
Introduction : Entrer dans le spectacle
Stanislas Nordey, né en 1966, comédien formé au Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris, metteur en scène, artiste associé au Théâtre Nanterre-Amandiers de 1994 à 1997, co-directeur du Théâtre Gérard Philipe avec Valérie Lang Valérie Lang, comédienne née en 1966, est décédée en 2013. à Saint-Denis de 1998 à 2001, est à la tête de l’école du Théâtre national de Bretagne (TNB), implanté à Rennes, comme responsable pédagogique de 2000 à 2012. Il est l’artiste pédagogue qui accompagne quatre promotions. Il crée Living !, le 8 novembre 2012 au TNB, d’après des textes de Julian Beck et Judith Malina, fondateurs du Living Theatre. Bien qu’il le considère comme les autres dans son parcours et non comme un spectacle de sortie d’école Stanislas Nordey, Sophie Lucet et Rachel Rajalu, Entretien, Rennes, le 6 novembre 2012, 38 min. 53., Living ! est conçu avec, sinon pour les seize élèves de la septième promotion sortante Sarah Amrous, Nathan Bernat, Romain Brosseau, Duncan Evennou, Simon Gauchet, Ambre Kahan, Marina Keltchewsky, Yann Lefeivre, Ophélie Maxo, Anaïs Muller, Thomas Pasquelin, Karine Piveteau, François-Xavier Phan, Mi Hwa Pyo, Tristan Rothhut, Marie Thomas. Les biographies des acteurs sont consultables sur les pages consacrées à l’école sur le site du TNB : http://www.t-n-b.fr/fr/ecole_tnb/promotions/index.php.. Il est repris au Théâtre des Quartiers d’Ivry du 10 au 21 décembre 2012.
Comme le stipule le programme de salle du Théâtre des Quartiers d’Ivry, Living ! est réalisé d’après des textes extraits de quatre ouvrages : La vie du théâtre, Théandrique, Les chants de la révolution de Julian Beck et les entretiens de Jean-Jacques Lebel avec Julian Beck et Judith Malina Julian Beck, La vie du théâtre, trad. par Fanette et Albert Vander, Paris, Gallimard, 1978 (coll. Pratique du théâtre), 318 p. ; Julian Beck, Théandrique ou la possibilité de l’utopie, trad. par Fanette Vander, Paris, L’Harmattan, 1997, 241 p. ; Julian Beck, Chants de la révolution n° 36 à 89, trad. par Pierre Joris, Paris, Union générale d’éditions, 1974 (coll. 10/18), 305 p. ; Jean-Jacques Lebel, Entretiens avec le Living Theatre, Paris, Ed. Pierre Belfond, 1969, 383 p.. À l’exception de quelques extraits des Bonnes de Jean Genet et une lettre d’Antonin Artaud qui clôt le spectacle, ce sont les acteurs qui ont choisi les textes parmi les mille pages des quatre livres cités. Leur sélection des textes de Julian Beck et Judith Malina s’est focalisée sur la prise de position de ces derniers par rapport à leur conception du théâtre, du public, de l’identité, de l’amour, de l’argent, d’un engagement politique révolutionnaire dans la non-violence.
Dans le foyer du Théâtre des Quartier d’Ivry, le 10 décembre 2012, les spectateurs sont conviés par un acteur à entrer dans la salle, à aller directement au milieu du plateau, pour un préambule, avant d’être conviés à s’asseoir dans les gradins. Nous sommes debout dans cet espace de jeu, délimité par un vrai périmètre de sécurité composé de bandes rouges et blanches. Face à nous, les gradins pouvant accueillir une centaine de personnes sont occupés par deux jeunes hommes, ainsi qu’une jeune femme, assise. Cette dernière porte un gilet blanc soigneusement fermé qui ne laisse rien entrevoir de sa poitrine nue en dessous. Elle porte également des collants noirs, un petit short noir et des chaussures noires. Les hommes portent une simple chemise et un jean ou quelque chose qui laissera ce souvenir. Elle restera silencieuse au début tandis que les deux hommes commenceront à porter les mots de Judith Malina et Julian Beck. Derrière l’espace de jeu où sont réunis les spectateurs en début de représentation se dresse une structure métallique. Ce plateau surélevé est composé d’un mur de fluos pour l’instant éteints et dans lequel vient s’ancrer une petite scène légèrement décentrée côté jardin. Un rideau tiré ferme l’espace de cette scène. Derrière la structure ajourée, comme derrière un store, le spectateur indiscret peut apercevoir les autres acteurs. Sagement assis sur une rangée de chaises alignée, ils attendent. Visiblement, ils se concentrent. Le regard des spectateurs n’est pas guidé vers eux mais a priori là où il y a de l’action : vers les gradins.
Quels que soient les espaces que les acteurs occuperont ‒ l’avant-scène, une échelle à cour, des chaises à jardin, la scène surélevée qui les montrera se rassembler en ombres chinoises immobiles sur un fond rouge ou encadrés par les puissantes lumières des fluos ‒, le spectacle offre majoritairement à voir une suite de monologues de tailles diverses, une succession de paroles portées par des jeunes gens à la personnalité différente, dans un rapport frontal au public. Cette frontalité qui appartient à l’esthétique de Stanislas Nordey, on la retrouve de manière différente au Living Theatre. Mais d’emblée, ce que montre la création de Stanislas Nordey, ce n’est pas l’esthétique du Living Theatre, ni des extraits des œuvres que la compagnie new-yorkaise a montées mais les textes dont Julian Beck et Judith Malina sont auteurs et qui constituent un témoignage de leur parcours et de leur regard sur le monde.
Méthodologie : Entrer dans le processus de création
Qu’il soit envisagé comme prêt ou non, achevé ou non, en élaboration continuelle au fur et à mesure des représentations ou gagnant en évolution en étant confronté au public, le spectacle appartient au public à partir du moment où il lui est présenté. Il se trouve ainsi soumis à toutes opinions et critiques. Qu’elle plaise ou non, qu’elle soit argumentée ou non, fasse l’objet d’une analyse fine, de critiques virulentes fondées ou infondées, toute opinion sur le spectacle créé comporte sa légitimité. Il n’en est pas de même pour l’espace des répétitions, « entre-deux privé/public » Georges Banu, « Perspective à vol d’oiseau », in Georges Banu (sous la dir. de), Les répétitions : un siècle de mise en scène, de Stanislavski à Bob Wilson, Alternatives théâtrales, décembre 1996/janvier 1997, n° 52-53-54, p. 209. Ce numéro spécial, réalisé en collaboration avec l’Académie expérimentale des théâtres (AET) a fait l’objet d’une réédition revue et augmentée chez Actes Sud en 2005. pour reprendre les mots de Georges Banu. Dans cet espace souvent fragile, les artistes embrassent une démarche de recherche, se livrent à des essais qui font office de brouillons. Il est alors compréhensible que certains en limitent l’accès. Peter Brook déclare qu’il « déteste laisser les gens assister aux répétitions, parce que c’est le travail qui y compte et que c’est une activité privée ». Pour lui, « on ne doit se préoccuper de savoir si l’on est ridicule ou si l’on fait des erreurs » Peter Brook, L’Espace vide : écrits sur le théâtre [The Empty Space, 1968], Paris, Seuil, 1977, p. 166.. Il va de soi que dans le développement de la recherche sur les processus de création, l’intérêt n’est pas porté à cet endroit mais sur la compréhension et l’analyse d’un geste créateur, ce pourquoi « le contexte global et artistique doit figurer dans tout récit de répétition » Sophie Proust, La Direction d’acteurs dans la mise en scène théâtrale contemporaine, préface de Patrice Pavis, L’Entretemps, Vic-la-Gardiole, 2006, p. 533 p., p. 22..
Du point de vue de la recherche théâtrale, il est impératif de distinguer le spectacle et, au préalable, son processus de création car l’observation de ces deux objets réclament des outils d’analyse distincts. Le chercheur se consacrant aux processus de création n’est pas soumis à une autocensure mais à des règles éthiques et déontologiques qui visent généralement à respecter ce qui relève de la vie privée ou de l’intimité, au sens large, de toute personne en répétition. En effet, si le danger existe en répétition au sens propre avec des consignes de sécurité à respecter, les interprètes, tout comme les membres de l’équipe, s’exposent au regard, à nu, et se livrent bien souvent à leur insu.
Le présent article a pour objectif délicat de rendre compte du processus de création de Living ! Il s’inscrit dans le projet de ressource numérique « La fabrique du spectacle », dirigé par Sophie Lucet, professeur à l’université Rennes 2, dans le cadre de la thématique « Les grandes leçons des Humanités » au sein de l’université ouverte des humanités (UOH). « La fabrique du théâtre : Living ! ». Directrice scientifique : Sophie Lucet. Auteurs scientifiques : Sophie Lucet, Sophie Proust, Rachel Rajalu. Chargée de coordination : Séverine Leroy. Production exécutive : Université Rennes 2 – CRÉA. Coproduction : Université Rennes 2, Théâtre national de Bretagne, Université ouverte des humanités. Directrice de production : Christine Zimmermann. Administratrice de production : Christine Billon. Chargée de production : Amélie Murie. Réalisateur : Sylvain Quiviger. Cadreurs : Henri Huchon, Leonardo Hoyos. Régisseur vidéo : Philippe Marzin. Ingénieur du son : Christian Allio. Infographiste : Francis Blanchemanche. La mission est délicate car pour relater d’un processus de création, que ce soit de manière chronologique, diachronique, synchronique, thématique, descriptive, analytique, il est évidemment nécessaire d’y avoir accès, notamment en assistant aux répétitions, par une observation, directe ou indirecte, participante ou non-participante Ma démarche méthodologique habituelle depuis une vingtaine d’années sur les processus de création consiste à assister à des répétitions (en tout ou en partie) comme observatrice participante ou non (en tant qu’assistante à la mise en scène ou simple observatrice), jusqu’à la première représentation et parfois, selon les artistes, au-delà de la première représentation. Cela permet d’en comprendre la genèse, les intentions du metteur en scène, de contextualiser des choix, de voir la part de créativité de chacun, de cerner des méthodes de travail, etc. La spécificité de cet intérêt porté au processus de création et en faisant un champ d’étude et de recherche autonome s’appelle la génétique du théâtre. Celle-ci vise à s’intéresser au théâtre en amont de la représentation, et finalement à constituer à la fois une genèse de la représentation et une genèse des gestes créateurs permettant de déterminer des invariants, des méthodes, des approches singulières, des réflexions sur l’acte de création, etc. Ici, tout en ayant participé à la conception du projet « La fabrique du théâtre : Living ! », ma méthodologie s’est effectuée de manière expérimentale, à rebours de ma pratique habituelle, puisque je suis partie de la représentation pour aller vers le processus de création.. Or, un paradoxe mérite d’être immédiatement énoncé. Alors que Stanislas Nordey a accueilli ce projet avec enthousiasme, il a émis des conditions à notre observation des répétitions même si nous y avons eu un accès privilégié mais limité. Ainsi, lorsque Sophie Lucet demande à Claire Ingrid Cottanceau pourquoi « Stan a voulu protéger ce travail-là plus qu’un autre », la réponse de la collaboratrice artistique est la suivante :
[Les acteurs] se sont mis énormément en danger parce qu’on change le texte au dernier moment, parce que ce n’est plus le même ordre, parce qu’on leur propose telle mise en scène et puis la fois d’après on leur dit : « Non, finalement on va faire comme ci, ou comme ça », etc. Et il n’y a rien à faire, être regardé dans ces moments-là, cela peut être compliqué. Il s’agissait donc vraiment de les préserver pour qu’ils soient à fond dans les propositions qu’on leur demandait sans être angoissés, sans rajouter, on va dire, oui, des angoisses.Claire Ingrid Cottanceau, Sophie Lucet et Rachel Rajalu, Entretien, Rennes, le 6 novembre 2012, 43 min. 50.
Afin de protéger les acteurs, Stanislas Nordey a donc souhaité circonscrire l’observation des répétitions de Living ! Comme lui et d’autres artistes créent souvent avec les « accidents » « Je suis dans un présent absolu, en répétition. Je travaille avec les accidents. Je pense que c’est une qualité et c’est, je crois, ce qui rend mon théâtre vivant. Je me donne la possibilité d’accueillir tout ce qui se passe. » Stanislas Nordey, in Frédéric Vossier, Stanislas Nordey, locataire de la parole, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 445 p., p. 28., avec les « contraintes » Philippe Berthomé, Sophie Lucet et Rachel Rajalu, Entretien, Rennes, le 6 novembre 2012, 27 min. 39., il nous a fallu faire de même. Il en a découlé une adaptation méthodologique de notre part pour réaliser une étude sur la création du spectacle. Toute l’analyse du processus de création de Living ! a effectivement pu se réaliser grâce à quelques répétitions filmées dont la valeur qualitative est capitale (séances de travail à la table, travail vocal et corporel, filage et générale) et à la réalisation de deux séries de documents périphériques exceptionnels qui, aujourd’hui, font également partie des ressources liées à ce processus de création. Les premiers sont des entretiens vidéos de 30 minutes environ chacun réalisés par Sophie Lucet et Rachel Rajalu avec le CREA Le CRÉA, centre de ressources et d’études audiovisuelles de l’université de Rennes 2, est dirigé par Christian Allio., à savoir le metteur en scène Stanislas Nordey, la collaboratrice artistique Claire Ingrid Cottanceau, le scénographe Emmanuel Clolus et l’éclairagiste Philippe Berthomé, la première accompagnant le metteur en scène depuis 2006 et les deux derniers depuis 1991. Les seconds documents sont des entretiens audio de 15 minutes environ chacun réalisés avec chaque acteur par Rachel Rajalu et moi-même le soir juste après les représentations durant l’exploitation du spectacle à Ivry Je tiens ici à remercier tous les acteurs, Claire Ingrid Cottanceau et Stanislas Nordey, pour leur disponibilité, toute l’équipe du Théâtre des Quartiers d’Ivry, dirigé par Elisabeth Chailloux et Adel Hakim, ainsi que Géraldine Morier-Genoud, secrétaire générale, qui a mis son bureau à notre disposition pour réaliser les entretiens. Par ailleurs, une erreur méthodologique est ici intéressante à noter. Persuadée, à tort, que le spectacle comporterait des réactions du public, et l’organisation logistique et matérielle pour la réalisation des entretiens devant être prévue très en amont, j’ai pensé qu’il était pertinent d’assister à toutes les représentations la première semaine d’exploitation du spectacle à Ivry et de réaliser une partie des entretiens avec les acteurs après chaque représentation afin de recueillir les particularités tangibles de chacune d’entre elles. Toutefois, en assistant à la première représentation, j’ai immédiatement compris qu’il n’y aurait pas de participation active du public..
Il va de soi, mais peut-être faut-il ne pas omettre de le mentionner, qu’au sein de l’UOH, les auteurs scientifiques de « La fabrique du théâtre : Living ! », ont réfléchi à la manière de contextualiser et retracer la spécificité de ce processus de création. C’est pourquoi les entretiens filmés ou audio ont été en partie conçus pour pallier le manque d’informations relatif à notre absence durant la première phase des répétitions, par exemple. Cela dit, ces documents s’avèrent d’autant plus fondamentaux pour appréhender un processus de création que, contrairement à ce que l’on pourrait croire, l’espace de répétition n’est pas toujours un espace d’explication et de discussion Cf. Sophie Proust, op. cit., p. 208 et sqq.. En définitive, tous ces documents vidéo et audio forment à la fois les sources permettant de réaliser nos articles mais aussi des ressources offrant à tous l’opportunité originale et inédite d’être accompagnés dans un processus de création.
LIVING ! versus Living Theater ?
Lorsque des artistes créent un spectacle intitulé Living !, une attente du public paraît légitime en raison de la particularité du Living Theatre. Fondée en 1947 par Julian Beck, disparu en 1985, et Judith Malina, âgée de 87 ans en 2013, cette compagnie new-yorkaise a voyagé dans le monde entier et influencé de nombreux artistes. Elle a toujours été identifiée à un théâtre non-commercial, politique, antimilitariste, poétique, avec un rapport particulier aux improvisations et au public. Ainsi, le Living Theatre demeure une référence pour une présence physique affirmée (jusqu’à la nudité parfois), pour la profération de textes engagés, une interaction directe avec le public entraînant sa participation effective. Pour prolonger sa connaissance du Living Theatre, en plus des ouvrages signalés dans la note 5, le lecteur pourra prendre connaissance de cette liste supplémentaire de références, non exhaustive : Julian Beck e Judith Malina, Il lavoro del Living Theatre (materiali 1952-1969), a cura di Franco Quadri, Milano, Ubulibri, 1982, 367 p. ; Jean Jacquot, « The Living Theatre. Julian Beck. Judith Malina », in Jean Jacquot (études réunies et présentées par), Les voies de la création théâtrale 1, Paris, Éditions du CNRS, 1970, 345 p., p. 171-269 ; Judith Malina and Julian Beck (Collective Creation of The Living Theatre written down by), Paradise Now, New York, Random House, 152 p. ; Marie-Claire Pasquier, Le théâtre américain aujourd’hui, Paris, Presses universitaires de France, 1978, 261 p. ; Sophie Proust, « Les processus de création de quelques metteurs en scène new-yorkais », Jeu, Dossier « L’œuvre en chantier » sous la dir. de Marie-Andrée Brault, Montréal (Québec), 2010, n° 136, p. 82-88 ; Stéphanette Vendeville, Le Living Theatre. De la toile à la scène 1945-1985, Paris, L’Harmattan, 2007 (coll. Univers théâtral), 293 p. De même, le lecteur pourra regarder les documentaires suivants : Szuszies Dirk, Karin Kaper, Resist. To Be with the Living, Belgique, YC Aligator films, Triangle 7, RTBF, 2003, 90 min. ; Azad Jafarian, Love and Politics [un portrait de Judith Malina, fondatrice du Living Theatre], USA, Production : Yaghoubi and Mahboubeh Ghods, 2011, noir et blanc, 52 min. ; Pierre-Henri Magnin, Le Living Theatre hier et aujourd’hui, France, Académie expérimentale des théâtres/Centre national du théâtre, 2000, 58 min. [Film déposé à l’IMEC (Institut Mémoires de l’Édition contemporaine). Fonds Académie expérimentale des théâtres].
Cependant, comme l’indique Stanislas Nordey dans le programme de salle : « Le pari est […] de tenter d’échapper au théâtre documentaire d’une part et à l’hommage ou à la nostalgie (Judith Malina : « La nostalgie est réactionnaire ») et de porter cette parole au présent ». D’emblée, une esthétique qui serait proche de celle du Living Theatre est écartée. Le processus de création a alors été manifestement orienté et dirigé de cette manière. En conséquence, ce sont des textes qui ont accompagné les acteurs dès le début du processus de création. Une éventuelle approche iconographique avec des images du Living Theatre a volontairement été rejetée dans le travail préparatoire tel que l’explique Claire Ingrid Cottanceau :
Très vite, j’ai écarté tout le matériel d’images liées à ce mouvement parce que je trouve qu’il nous amenait vraiment à une esthétique dans laquelle on n’avait pas du tout envie d’aller. Cela nous écartait vraiment de la pensée.Claire Ingrid Cottanceau, Sophie Lucet et Rachel Rajalu, Entretien cité.
Une attention particulière a donc été portée à l’éviction de la reproduction d’images propres à l’esthétique du Living Theatre, images « « handicapantes » selon la même artiste « car aujourd’hui elles nomment une esthétique dans laquelle on n’est plus du tout »Claire Ingrid Cottanceau, Sophie Lucet et Rachel Rajalu, Entretien cité.. De facto, les acteurs de Living ! n’ont pas eu comme support de jeu les images des acteurs du Living Theatre partiellement ou totalement dénudés sur la scène de la cour d’honneur en Avignon dans une forme collective représentant le titre du spectacle en 1968 : Paradise Now, Judith Malina dans Antigone dans une frontalité totale au public, les corps de militaires virils dans The Brig, etc.
Quand il a été demandé aux acteurs comment avait été considéré le public dans les répétitions et son éventuelle participation, les réponses ont été unanimes. Stanislas Nordey leur avait dit que la proposition était justement de travailler sans que soit possible la réaction des spectateurs. La seule actrice dont le texte est davantage chargé de « provocation » du public que les autres aurait aimé, elle, qu’il réagisse.
Dans le même ordre d’idée, il a été choisi d’écarter des costumes des années 70, cela amenant pour Claire Ingrid Cottanceau, également plasticienne, « à un endroit d’écoute terrible » Claire Ingrid Cottanceau, Sophie Lucet et Rachel Rajalu, Entretien cité. et, en fin de compte, à une incapacité à entendre les textes. Aussi a-t-il fallu trouver « le non-costume » Claire Ingrid Cottanceau, Sophie Lucet et Rachel Rajalu, Entretien cité.. Avec son aide, les acteurs ont cherché leur propre tenue : « quelque chose qu’ils mettraient tous les jours » Claire Ingrid Cottanceau, Sophie Lucet et Rachel Rajalu, Entretien cité.. Envoyés dans une friperie, ils ont pu conjuguer leur vestiaire personnel à ce qu’ils allaient porter sur scène « sans créer de déflagration oculaire » Claire Ingrid Cottanceau, Sophie Lucet et Rachel Rajalu, Entretien cité..
Ce choix de se dégager d’une iconographie spécifique a été fondamental dans la construction du spectacle. Mais il a peut-être entraîné un contre-sens scénographique par l’utilisation abondante de fluos. D’une volonté de réaliser d’abord un mur de lumière qui pourrait provoquer un aveuglement du public, l’espace scénique s’est conjointement construit avec la lumière. Et là, l’esthétique est effectivement loin de celle du Living Theatre. Par cet éclairage avec des fluos, la proposition scénographique donne l’idée d’une esthétique propre au théâtre commercial américain, celui dont a précisément toujours voulu se démarquer la compagnie new-yorkaise. Il est alors intéressant de mettre en perspective ces remarques, que nous concevons appartenir à une analyse de la représentation, aux éléments propres à déterminer la genèse du spectacle. En effet, de par nos échanges avec les concepteurs de Living !, on sait que cet espace lumineux n’a pas été conçu pour ressembler à une image du théâtre américain. Le choix de cet espace lumineux découlerait simplement du matériel que les concepteurs savaient être disponibles pour le réaliser, particulièrement 133 fluos au TNB. L’aspect artisanal est donc à souligner ici, témoignant que la créativité se réalise aussi avec des contraintes, ce que souligne à plusieurs reprises le scénographe Emmanuel Clolus.Emmanuel Clolus, Sophie Lucet et Rachel Rajalu, Rennes, le 6 novembre 2012, 18 min. 49. Au final, le mur lumineux comprendra 255 fluos selon le scénographe, 350 selon la collaboratrice artistique…
Ce que proposait finalement Stanislas Nordey au spectateur était de voir Living ! exempt de toute attente, sans y projeter sa propre connaissance du Living Theatre. Mais cela est-il possible ? La force du spectacle a tout de même résidé dans la démarche d’engager un processus de création avec de jeunes acteurs non marqués par cette empreinte culturelle et vierges par rapport à une (re)découverte du Living Theatre.
Contexte global de la genèse du processus de création de LIVING !
La création du spectacle Living ! a fait l’objet de deux sessions de répétitions. La première a eu lieu dans un gymnase pendant le festival d’Avignon, trois semaines durant l’été 2012. La seconde a eu lieu en salle de répétition et sur le plateau de la salle Gabily du TNB à Rennes du 8 octobre au 8 novembre 2012, date de la première représentation. Le spectacle a ensuite connu quelques répétitions supplémentaires au Théâtre des Quartiers d’Ivry. À cela s’ajoute une phase essentielle de travail qui a précédé les répétitions et qui démontre qu’il ne faut généralement pas limiter l’analyse des processus de création aux répétitions. Outre la phase de maturation décisionnelle de réaliser ce spectacle de la part de Stanislas Nordey, précisons que ce dernier a communiqué aux acteurs un livre des fondateurs du Living Theatre par mois pendant quatre mois, de mars à juin 2012Cf. note 5.. Ce « protocole de travail », si nous reprenons le vocabulaire utilisé par l’équipe artistique, montre que le processus de création a commencé avant même les répétitions pour les acteurs. Ces derniers, alors encore élèves, ont été invités à faire des retours de leurs lectures à Stanislas Nordey, par mails ou de visu, et, à partir de ce qui les touchait et qu’ils aimeraient en faire, à sélectionner les textes sur lesquels ils voulaient travailler pour les répétitions estivales en Avignon. Celles-ci se sont essentiellement centrées sur la lecture de ces textes autour d’un travail à la table dont il sera question plus loin.
La nudité des acteurs a émergé dans cette période de répétitions, notamment parce que certains textes l’invoquaient mais également parce qu’il faisait très chaud en Avignon comme le raconte Stanislas Nordey.Stanislas Nordey, Sophie Lucet et Rachel Rajalu, Entretien cité. La nudité fait partie des éléments récurrents liés à l’imaginaire du Living Theatre à une époque où, précédés par la mise en scène de Dionysus in 69 par Richard Schechner, fondateur et directeur artistique du Performance Group, Julian Beck et Judith Malina sont parmi les premiers à donner à voir des corps nus sur scène. Mais autant la nudité a eu sa place dans cette étape du processus de création, autant elle ne l’avait plus dans les répétitions à Rennes. Aujourd’hui, il en reste une dans le spectacle, qui émerge comme « un cri de joie »Claire Ingrid Cottanceau, Sophie Lucet et Rachel Rajalu, Entretien cité..
Deux mois après la période avignonnaise, en octobre 2012, comme Claire Ingrid Cottanceau et une partie des acteurs le mentionnent dans nos entretiens avec eux, la reprise du travail pendant trois jours se fait sans Stanislas Nordey. La méconnaissance des processus de création fait que certains pourraient s’offusquer que des répétitions puissent parfois avoir lieu sans le metteur en scène. Néanmoins, cela arrive. Le collaborateur artistique ou l’assistant à la mise en scène prend alors en charge la répétition où le travail poursuit son cours, même si ce n’est pas forcément sur des décisions nouvelles regardant la mise en scène. Pour cette reprise des répétitions, il a été question pour la collaboratrice artistique de « retrouver la communauté » et cela même si les acteurs « ont un temps de parole dispatchée »Claire Ingrid Cottanceau, Sophie Lucet et Rachel Rajalu, Entretien cité.. Aussi leur a-t-elle proposé un temps de travail qu’elle a appelé « une journée La forêt » en partant de l’idée de Fahrenheit 451. Dans ce film de François Truffaut, le réalisateur dépeint une société où, estimés comme un danger, les livres sont interdits. Sur cette base, Claire Ingrid Cottanceau propose aux acteurs de se considérer comme les résistants de cette société, de relire ensemble les textes en marchant dans la forêt « en travaillant la polyphonie »Claire Ingrid Cottanceau, Sophie Lucet et Rachel Rajalu, Entretien cité., sur un court morceau de musique de Robert Schumann. Ce jour-là, il pleuvait et les acteurs ont eu pour forêt leur salle de répétition.
Ensuite, jusqu’à très tard dans les huit semaines de création (une dizaine de jours avant la première), une partie du travail continuait à se réaliser autour d’une table, placée sur le plateau de la représentation où la scénographie était exhibée sous forme d’un leurre qui, comme son nom l’indique, désigne une structure provisoire du décor, le vrai étant arrivé deux semaines environ avant la première.
Le metteur en scène, dans le programme distribué à Ivry, explique que « La seconde partie du travail à Rennes a consisté à couper dans l’important matériau et à assembler les textes en s’astreignant à ne rien construire de didactique ou de chronologique mais en nous rapprochant d’un abécédaire, d’un spectacle avec différentes entrées possibles, garder une légèreté dans le texte. » Ce refus de la chronologie va dans le sens de ne pas vouloir faire un théâtre documentaire ou un hommage. Bien qu’elle sera abandonnée, l’idée de l’abécédaire s’est avérée primordiale pour la construction de la partition scénique du spectacle. La volonté de ne rien construire de didactique, ce qui revient à plusieurs reprises dans le discours du metteur en scène sur ce projet, peut nous questionner. Pourquoi ce refus, voire cette peur du didactisme ? A quoi s’opposerait le didactisme ici ? À une volonté d’offrir un spectacle qui soit bien artistique et non pédagogique ? Se glisse ici quelque chose de notable pour nous : ce que recouvrent les mots pour les artistes qui les emploient.
Une nouveauté pour Stanislas Nordey : le recours au montage-collage
L’idée initiale du spectacle Living ! provient d’un désir ancien de Stanislas Nordey de travailler sur les textes de Julian Beck et Judith Malina, textes majeurs pour lui alors qu’il n’en avait pas entendu parler dans sa propre formation d’acteur au Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris. Des quatre ouvrages communiqués aux acteurs pour qu’ils choisissent des extraits, s’est dégagée une masse de 10 ou 12 heures de textes lus suite aux trois premières semaines de répétition. Comme l’ont dit les acteurs et Claire Ingrid Cottanceau dans les entretiens, il fallait trouver matière à une heure trente de spectacle et inventer une cohérence afin de donner à entendre des textes écrits à des époques distinctes, textes qui n’étaient pas des textes dramatiques, ne comportaient pas a priori d’énigmes ou de personnages mais plutôt des figures. Comment rendre cohérents ces îlots de parole traitant de vues différentes du monde, du théâtre, de l’amour, de l’identité ? Stanislas Nordey a alors été confronté à la réalisation d’un montage-collage pour faire aboutir la création. Cette expérience, comme celle de laisser les acteurs choisir leur texte, est nouvelle pour lui et le met en danger : « J’aime bien changer les règles du jeu pour moi aussi, me mettre dans une sorte de danger. Ce projet, il est dangereux pour moi et ça m’amuse ».Stanislas Nordey, Sophie Lucet et Rachel Rajalu, Entretien cité. Toutefois, se « mettre en danger » semble moteur dans son travail, comme il le confie à Frédéric Vossier dans le fait de mettre en scène tard dans son processus « Je fais beaucoup de choses en dernière minute. Je mets en scène très tard. J’aime bien me mettre en danger. Mais ce qui est important pour moi, c’est ce qui m’échappe. » Stanislas Nordey, in Frédéric Vossier, op. cit., p. 29. Cf. aussi Stanislas Nordey, Sophie Lucet et Rachel Rajalu, Entretien cité..
Au-delà de ce que cela a impliqué pour le metteur en scène, plusieurs phases ont eu lieu pour offrir une cohérence au spectacle en pensant à la compréhension du public, élément qui revient régulièrement dans le discours de Stanislas Nordey. Il a en premier lieu été décidé la création d’un abécédaire.
Comme on est sur une histoire de montage-collage, pendant très longtemps, on s’est dit qu’il fallait l’expliquer au public pour empêcher qu’il soit désarçonné. On avait donc décidé de partir sur un abécédaire ; il devait y avoir des projections : « A comme architecture », « B comme bondir dans l’abîme », etc. C’est quelque chose qu’on a tenu pendant un bon bout de temps et puis là, il y a deux jours, on s’est dit qu’on abandonnait l’abécédaire et qu’on faisait confiance au public pour, tout d’un coup, se retrouver dans cette jungle de textes. C’est un exemple de changement important parce que si on avait gardé la forme de l’abécédaire, la projection des lettres, etc., on aurait eu une autre forme de spectacle qui aurait d’ailleurs semblé plus didactique peut-être, plus explicative. Stanislas Nordey, Sophie Lucet et Rachel Rajalu, Entretien cité.
Sa collaboratrice artistique nous explique à son tour l’importance de cet abécédaire abandonné dans le processus de création du spectacle.
Il nous a beaucoup servi à un moment, pour y voir clair nous aussi, Stan et moi. L’abécédaire est intervenu à un moment des répétitions où on se disait que pour le spectateur, c’était difficile d’avoir la liberté de passer d’un texte à un autre. Comme il n’y avait pas de lien forcément fictionnel, on trouvait que c’était un effort un peu surhumain qu’on demandait au spectateur. On s’est donc dit qu’on allait faire un abécédaire. Cela nous a servi à plusieurs choses : à nous libérer de cette histoire de chronologie de textes ou à les éclairer. Le fait de chercher un abécédaire : « A comme quoi ? Amour, Anarchie ? », nous a beaucoup éclairés sur la nature des textes, sur comment on pouvait les déplacer. En définitive, cela nous a permis de repartir sur des constructions de montage.Claire Ingrid Cottanceau, Sophie Lucet et Rachel Rajalu, Entretien cité.
Par conséquent, la partition des acteurs est devenue un véritable palimpseste et ces derniers sont chargés dans leur jeu de toutes les couches successives du travail, dont une multitude de textes qui auront été appris par certains puis abandonnés ou parfois donnés à un autre comédien. Le spectacle lui-même, par un texte de Julian Beck, questionne aussi ce qu’est la création d’une œuvre :
Qu’est-ce qu’une pièce de théâtre ? C’est l’effort communautaire d’un groupe d’individus naufragés se noyant et essayant de se sauver les uns les autres. Qu’est-ce que l’art du théâtre ? C’est une œuvre faite par de nombreux individus pour de nombreux individus. C’est une espèce de grand amour, de sacrifice de passion obsessionnelle.
Le travail à la table : Lieu de départ de la « parole agissante »
Généralement, le travail à la table est le moment où une équipe artistique se réunit autour d’une table pour une simple lecture commune du texte ou une période, plus ou moins longue dans le temps des répétitions, où le texte est lu et où un travail dramaturgique s’effectue de multiples façons selon les équipes de création, les projets et, bien sûr, la nature des textes. Selon qu’il s’agit de l’œuvre d’un auteur vivant, d’une traduction, etc., les options de cette période de travail varient. Parfois, les artistes présentent la maquette d’un décor, tentent de comprendre les méandres du texte, en occultant ou non les didascalies, etc. Pour approfondir sa réflexion sur la relation entre travail à la table et travail dramaturgique, cf., entre autres, Anne-Françoise Benhamou, « Une éducation dramaturgique. Journal de répétitions (1980- 1993) », in Georges Banu (sous la dir. de), op. cit., p. 32-38, et Sophie Proust, op. cit., notamment le chapitre « Le rapport à l’objet de création : une relation triangulaire », p. 215-231. Ici, la majeure partie du travail à la table a avant tout consisté à prendre en considération le premier choix des textes opéré par les acteurs en les écoutant, puis à procéder à un choix parmi cette masse en les essayant et les redistribuant parfois à d’autres acteurs. De douze heures de texte, ils sont passés à moins de deux heures. Cela montre la valeur considérable du travail à la table pour cette production, associée au poids de la parole chez Stanislas Nordey.
Effectivement, il existe des invariants complémentaires dans son approche artistique : l’importance du texte jusqu’au « textocentrisme » Frédéric Vossier, op. cit., p. 380 et sqq. et la frontalité dans le rapport au public ou, pour le dire autrement, l’adresse au public. Au cœur de ce travail émerge la parole contenue dans les textes. Cette parole ne peut être qu’agissante chez Stanislas Nordey. Les prémices de sa construction passent par le travail à la table. Pour être agie, la parole est d’abord lue, et relue. Ce n’est que dans un second temps qu’elle se lève puis qu’elle se place dans l’espace et, encore plus tard, dans un espace où la relation au public va exister de manière ostensible sinon ostentatoire. Ainsi, comme le révèle Claire Ingrid Cottanceau, les acteurs sont « vraiment restés dans une communauté d’écoute très longtemps ». C’est à partir de celle-ci que « Les improvisations partaient de la table. » et que les comédiens « commençaient à agrandir leur territoire de jeu petit à petit » Claire Ingrid Cottanceau, Sophie Lucet et Rachel Rajalu, Entretien cité..
L’écoute, première dans le travail, est aussi première dans le spectacle, puisque Stanislas Nordey, si l’on reprend les mots de Frédéric Vossier, reste textocentrique dans la triple exigence que l’auteur met en exergue : celle d’un « textocentrisme contemporain », celle « d’ordre littéraire » qui « porte sur la nature et le statut du texte » qui fait qu’il va s’intéresser à des textes « bancals », « non montables », « irréguliers », etc. Frédéric Vossier, op. cit., p. 380. Et des textes qui jouent « avec les limites de la compréhension et de la représentabilité ». Idem, p. 381. D’ailleurs, quand un comédien dit qu’il ne comprend pas telle chose lors d’une séance de travail à la table, le metteur en scène n’explique pas Répétition de Living !, séance de travail à la table du 24 octobre 2012, 20 min. 49.. La troisième exigence énoncée par Frédéric Vossier est « l’exigence scénique ». Il la voit comme « l’aboutissement logique et physique des deux précédentes » pour finalement qualifier le théâtre textocentrique de Stanislas Nordey comme un « théâtre du Dire et non du Montrer ou du Raconter. » Frédéric Vossier, op. cit., p. 382. Afin de réaliser ce théâtre du Dire, il est besoin d’« une parole agissante » Stanislas Nordey, Sophie Lucet et Rachel Rajalu, Entretien cité. que Stanislas Nordey exhorte ses jeunes acteurs à déceler. Comment émerge-t-elle dans les répétitions ? Y a-t-il un secret de fabrication ? Et comment celle-ci, propre à Stanislas Nordey, peut-elle être si présente dans le spectacle Living ! tandis que les acteurs ont dit ne pas vraiment être dirigés par Stanislas Nordey et que lui-même en convient. Mais comme il le précise : « il y a diriger et diriger… »Idem..
Dans l’imaginaire projeté sur le Living Theatre, ce ne sont pas les textes mis en scène par la compagnie new-yorkaise que l’on retient, mais une certaine corporalité assumée par une forte présence physique. Ce que l’on retient par exemple de Paradise Now n’est pas la force engagée du texte mais sa représentation corporelle par cette iconographie très connue de la succession du corps des acteurs pratiquement nus donnant à voir écrit en majuscule « paradise now ». Et dans Living !, on entend justement un texte de Judith Malina disant : « J’ai commencé à agir là où il n’y avait pas de texte à mémoriser ». Stanislas Nordey, lui, dans sa singularité, a fait agir les élèves sortant de l’école sur l’agir de la parole. Dans son travail, la voix fait figure de synecdoque. Elle est une partie du corps pour nommer tout le corps et emplir également l’espace avec cette voix. De facto, la voix chez Stanislas Nordey participe du dessin d’un corps. Frédéric Vossier a parfaitement réussi à mettre en avant cette singularité en intitulant son ouvrage : Stanislas Nordey, locataire de la parole, singularité que l’on peut aussi associer à la double-identité de Stanislas Nordey comme acteur et metteur en scène.
De plus, lorsque Claire Ingrid Cottanceau raconte des séances préparatoires à la conception de l’espace avec le scénographe Emmanuel Clolus, au-delà d’un aspect anecdotique, elle dit beaucoup de l’importance spatiale de la parole dans le travail de ce metteur en scène. Elle relate qu’ils finissent par s’amuser de cet invariant chez Stanislas Nordey où l’adresse au public devra se faire face public, et de surcroît dans une frontalité où la proximité avec lui sera nécessaire :
Quand on se voit, à chaque fois, pour réfléchir aux espaces avec Manu, on observe, on manipule les maquettes, les éléments, les petits bonshommes. Et puis, il arrive toujours le moment où l’on prend les fameux bonshommes et où on les place dans un éclat de rire en avant-scène car c’est bien toujours le lieu épique de la parole qui intéresse Stan. Il faut être en lien avec les spectateurs. Créer un espace commun qui contiendra le plateau et la salle. Les acteurs médiateurs, liens entre scène et salle.Claire Ingrid Cottanceau, in Frédéric Vossier, op. cit., p. 364.
Rapport au public et frontalité
Un spectacle peut véritablement varier selon la participation du public, permise, suscitée, provoquée ou induite. Elle se « prépare » en partie, sans pour autant être fixée, durant les répétitions. Cela était le cas du Living Theatre. Pour Judith Malina, comme elle me le confiait, « le but est de s’unir avec le public », de « laisser le public conduire les acteurs ». Ainsi, pour elle, « nous n’improvisons jamais durant la représentation : nous donnons une réponse », ce qui fait que d’une certaine manière, à ses yeux, « les répétitions sont plus importantes que la représentation parce que c’est là où a lieu la création » dans le sens où « la représentation est le lieu du processus de création du public » Judith Malina, Sophie Proust, Entretien, New York, Living Theatre, 7 juillet 2009, 45 min. 33. et où, comme je l’ai entendu dire en répétition à ses comédiens : « Toute répétition devrait vous demander toute votre intensité et vous ne devez pas vous préserver pour la représentation » Judith Malina, Parole de répétition recueillie par Sophie Proust, New York, Living Theatre, 9 mai 2009. Spectacle répété : The Beautiful Non-Violent Anarchist Revolution: A Combination of Living Theatre Plays..
Cette interaction avec le public est un invariant de la compagnie new-yorkaise, que ce soit pour Paradise Now il y a plus de quarante ans ou des performances dans les années 2000 contre la peine de mort intitulées « Not in my name » (« Pas en mon nom ») réalisées à Times Square à New York au cœur du théâtre commercial. Elle pouvait laisser légitimement supposer qu’une création intitulée Living ! susciterait une participation active des spectateurs. Or, notamment pour ne pas être redondant de l’esthétique du Living Theatre, Stanislas Nordey a véritablement souhaité qu’il n’y ait pas de réaction du public entraînant une modification des représentations. En revanche, il a instauré un rapport au public qui lui est propre et dont il a fait part aux acteurs durant les répétitions, en mentionnant d’abord que cela devait passer par un contact visuel, un « eye contact » Stanislas Nordey, Sophie Lucet et Rachel Rajalu, Entretien cité. :
Vous ne pouvez pas ne pas passer à un moment par le public. […]
Il doit y avoir un passage par le public. […]
Peut-être que sur un texte on décidera qu’on n’en a pas besoin. […]
On a besoin d’être reconnu périodiquement. […].
Nous, on en a besoin parce qu’on ne sait pas qui vous êtes. […]
On a besoin d’accroches régulières. Stanislas Nordey, répétition de Living !, séance de travail à la table du 24 octobre 2012, 20 min. 49.
Ainsi, la frontalité avec le public se traduit par la nécessité de toujours rester en contact avec lui, même de manière discontinue. Mais comme on a pu le constater, les acteurs ne réagiront pas durant la représentation à la sonnerie du téléphone portable d’un spectateur.
Certains extraits de texte choisis pourraient avoir une résonance étrange avec la proposition scénique, somme toute très sobre : « Le théâtre normal est insuffisant. Le théâtre qui rend le public passif est contre-révolutionnaire », jusqu’à entendre que c’est un « théâtre émasculant qu’il faut détruire ». La proposition de Stanislas Nordey devient alors claire. Sa préoccupation première est de faire entendre le discours des artistes fondateurs du Living Theatre et non de l’illustrer. Pour cela, il s’est volontairement démarqué de l’esthétique du Living Theatre comme si le choix de la distance était le meilleur pour faire écouter ces textes, dont la plupart était pour la première fois portés à la scène en France. Dès lors, le public demeure libre de penser ce qu’il veut de cette proposition théâtrale, à savoir d’assister ou non à un « théâtre normal » mais aussi de réfléchir à sa position de spectateur, passive ou non, tout comme à sa position de citoyen en écoutant un texte comme « Révolution, contre-révolution », de Julian Beck, magnifiquement porté par Anaïs Muller.
La contrepartie du choix de Stanislas Nordey est que les spectateurs ne se sentiront pas en danger quand Karine Piveteau les provoquera en ne les quittant pas des yeux avec un texte et un jeu aguicheurs : « Les spectateurs pourraient participer en se mettant nus aussi. […] On peut faire l’amour avec les spectateurs. […] Il y en a avec qui j’aimerais faire l’amour, mais pas tous ».
Entre la première à Rennes et la reprise à Ivry, le processus de création a continué et il est probable qu’un élément décisif de la mise en scène n’ait pas trouvé son équivalent dans le changement d’espace : l’entrée du public. Le spectacle a longtemps été travaillé avec l’idée qu’il allait commencer dans le lieu d’accueil des spectateurs puis dans les dix derniers jours, comme le relate Stanislas Nordey, il a été décidé une « forme d’itinérance du public » avec le « spectacle qui commençait derrière le décor dans la salle » Stanislas Nordey, Sophie Lucet et Rachel Rajalu, Entretien cité.. Le Théâtre des Quartiers d’Ivry ne le permettait pas. Cela atteste d’emblée qu’un nouvel espace va réclamer des répétitions supplémentaires après la première représentation, comme cela a été le cas ici pour adapter la mise en scène et le jeu à un nouvel espace. Parfois, ces répétitions, surtout quand elles se limitent à des calages techniques, s’appellent des raccords.
L’arrivée tardive de la mise en scène dans les répétitions
Stanislas Nordey exprime à plusieurs reprises qu’il met en scène tard. Cela signifie qu’il place tardivement les acteurs dans l’espace et que ce qui est de l’ordre de la proxémique paraît importer peu dans son travail. Plutôt que de privilégier une (ou des) sémantique(s) du texte qui pourrait passer par l’occupation et l’interaction des acteurs dans l’espace scénique, il privilégie l’individualité, sinon l’individuation de la prise de parole de l’acteur sur le plateau. Cela est très original et témoigne de la singularité de sa démarche artistique. Dans les documents créés pour « La fabrique du théâtre : Living ! », le vocabulaire de « mise en place » est absent Frédéric Vossier signale que Stanislas Nordey « emploie le mot "chorégraphier" plutôt que "mise en place" pour diriger les acteurs ». Néanmoins, nous n’avons pas entendu ce vocabulaire dans les répétitions filmées. Frédéric Vossier, op. cit., p. 421.. Il est davantage question de « forme » à donner au spectacle et celle-ci, qui semble synonyme de « mise en scène », est revendiquée comme arrivant tard par Stanislas Nordey.
En général, ça, c’est habituel chez moi, j’essaie que la forme vienne le plus tard possible, d’abord parce que je construis beaucoup à partir des acteurs. Tout d’un coup, je vais donc regarder les forces, les difficultés des acteurs. C’est donc habituel chez moi de chercher jusqu’à très très tard des formes. La forme n’est finalement pas ce qui m’intéresse le plus. La forme, c’est un écrin. Cela doit envelopper quelque chose qui va au-delà. Je ne suis pas très attaché par exemple à ce qu’il y ait une signature reconnaissable. Je n’ai pas d’ego placé à cet endroit de me dire que ce spectacle doit me ressembler, raconter quelque chose d’un parcours. J’essaie donc de faire en sorte que la forme soit là, au plus tard. Et je trouve même intéressant pour les acteurs quand la première arrive qu’ils aient beaucoup de choses encore à découvrir sur l’exploration d’un espace, sur le rapport à la lumière. C’est une mise en danger. […] [Avec] les textes que j’ai donnés aux acteurs qu’on a actés il y a seulement cinq jours, ils vont donc être le jour de la première dans une forme de fragilité. Mais je parie que cette fragilité sera une force pour eux et pour le spectacle. Stanislas Nordey, Sophie Lucet et Rachel Rajalu, Entretien cité.
« La partition du spectacle, on l’a quasi actée hier soir » Claire Ingrid Cottanceau, Sophie Lucet et Rachel Rajalu, Entretien cité. dira également Claire Ingrid Cottanceau le 6 novembre 2012, c’est-à-dire la veille de la générale et donc deux jours avant la première. Cela dénote une manière particulière de travailler et la nécessité d’une flexibilité et d’une adaptabilité constante des comédiens aux propositions du metteur en scène qui, comme nous l’avons déjà indiqué, était ici dans la situation inédite non seulement de ne pas avoir de texte fixe établi en début de répétition mais en plus de devoir lui-même construire la partition scénique du spectacle à la manière d’un écrivain de plateau conjuguant à la fois le contenu des textes et la mise en scène mais sans avoir une trame dramatique pour support On doit l’expression d’« écrivain de plateau » à Bruno Tackels. Cf. Bruno Tackels, Écrivains de plateau, Besançon les Solitaires intempestifs, 2005-2013 (collection « Du désavantage du vent »), 6 vol. parus : 1, Les Castellucci (2005) ; 2, François Tanguy et le Théâtre du Radeau (2005) ; 3, Anatoli Vassiliev (2006) ; 4, Rodrigo García (2007) ; 5, Pippo Delbono (2009) ; 6. Ariane Mnouchkine et le Théâtre du Soleil (2013)..
De surcroît, entre l’entretien le 6 novembre et la première le 8 novembre, il est fort possible qu’un grand nombre de choses aient changé si l’on émet des comparaisons entre le filage du 24 octobre, la générale du 7 novembre et la première représentation à Ivry le 10 décembre. Stanislas Nordey comme Claire Ingrid Cottanceau utilisent d’ailleurs le même vocabulaire pour dire que des modifications vont sûrement être opérées : « tricoter » Le premier utilise le verbe lors de la séance de travail du 25 octobre. Il réfléchit au début du spectacle et au montage de textes qu’il pourrait opérer. Ainsi, toujours dans l’optique du montage-collage des textes du spectacle, il se demande « comment on peut tricoter quelque chose avec les matériaux qu’on a ». Stanislas Nordey, répétition de Living !, séance de travail à la table du 25 octobre 2012, 27 min. 35. La deuxième utilise le verbe par rapport à la prochaine séance de travail : « Il y a encore quelque petite chose à tricoter tout à l’heure ». Claire Ingrid Cottanceau, Sophie Lucet et Rachel Rajalu, Rennes, le 6 novembre 2012. À l’analyse de tous les documents audiovisuels et audio de « La fabrique du théâtre : Living ! », il est frappant de constater l’utilisation d’un vocabulaire commun de la part des acteurs se réappropriant complètement le vocabulaire employé de manière récurrente par Stanislas Nordey et Claire Ingrid Cottanceau : « protocole de répétition », « propositions qui sont actées », « au plateau », « partition du spectacle ». Ces expressions, si elles appartiennent au champ lexical de la pratique théâtrale, ne sont toutefois pas communes à toutes les productions théâtrales.. Précisons que par partition du spectacle ici, il s’agit du choix arrêté des textes et de leur agencement, les modifications opérées à cet endroit-là modifiant alors des choix de mise en scène.
Une direction d’acteurs privilégiant l’« actressor »
En voyant Living !, quoi qu’en pense Stanislas Nordey, on reconnaît une signature nordeyienne dans le sens où la frontalité qui lui est propre a totalement été investie et incarnée par les acteurs. De leur côté, ces derniers disent ne pas vraiment avoir été dirigés. Et lorsque Rachel Rajalu divulgue au metteur en scène que « les acteurs, paradoxalement, ont dit ne pas été dirigés », il répond simplement :
Ce n’est pas paradoxal, c’est très volontaire. Étant donné qu’ils choisissaient eux-mêmes pour la plupart leur matière, le pari était aussi de les laisser face à leur maturité d’acteurs à ce moment-là, face à ces textes-là, face à ces choix-là […].Stanislas Nordey, Sophie Lucet et Rachel Rajalu, Entretien cité.
Et spécifiquement sur la notion d’être dirigé, qu’il estime vaste, il a une position très claire par rapport à sa pratique :
Je n’aime pas trop encadrer l’acteur. J’aime bien lui ouvrir des chemins, suggérer les choses ; mais étant acteur moi-même, je sais qu’on n’est jamais au plus beau de soi-même que lorsqu’on est le propre constructeur de son acteur. D’ailleurs, Beck parle d’« actressor ». Il dit que l’acteur devrait être un « actressor ». C’est une contraction d’« acteur » et « créateur ». Dans ce projet, il fallait donc évidemment que je les mette dans la peau d’« actressors » aussi, c’est-à-dire qu’ils soient dans une responsabilité la plus grande possible de leur acte, de leurs gestes. C’était donc évidemment très très volontaire. Et puis en même temps, c’était une manière aussi de pouvoir échapper au spectacle de sortie d’école. L’enjeu, il est de les mettre dans une forme de liberté, de surgissement au plateau. Certes, cette liberté est relative puisqu’il y a des lumières que je décide, un espace que je décide mais à l’intérieur de ça je dirais, je suis très peu intervenu sur comment ils disaient les textes. Je dois donner deux trois petites notes de rythmiques de temps en temps. Mais c’est très volontaire sur ce projet. Idem.
L’« actressor », comme l’explique Stéphanette Vendevile dans son ouvrage consacré au Living Theatre, et à qui l’on doit en partie les traductions des textes de Julian Beck en français, est un « mot inventé dans Theandrique par Julian Beck pour parler de l’actrice/créatrice et de l’acteur/créateur » Stéphanette Vendeville, Le Living Theatre. De la toile à la scène 1945-1985, Paris, L’Harmattan, 2007, 293 p. (Univers théâtral), [p. 5]..
Durant l’exploitation du spectacle à Ivry, lorsque nous demandons aux acteurs quelles sont les indications qui leur ont été utiles durant les répétitions et qui leur servent durant les représentations, quelques-uns répondent sans ambages « aucune » et ajoutent, sans qu’il y ait quelque jugement à l’égard de Stanislas Nordey, ne pas avoir été dirigés. La réponse de Tristan Rothhut est symptomatique de quelque chose qui nous paraît paradoxal : l’affirmation d’acteurs disant ne pas avoir été dirigés tout en montrant comment ils l’ont été et exposant alors une idée peut-être préconçue et formatée de ce que devrait être selon eux la direction d’acteurs.
C’est particulier parce que comme on a pour la plupart choisi nos textes, partant de ça, Stanislas, il s’est dit qu’il n’avait rien à nous dire sur les textes. Donc, sur la direction d’acteurs, c’est très large comme spectre. Il agissait plus en parlant de fluidité entre nous. C’était plus des indications rythmiques, musicales, de fluidité des corps dans l’espace, de relais entre nous, plus des indications de direction de chœur que sur le texte. Après, c’était des détails sur ce qu’on n’entend pas, de faire attention aux noms propres parce que le public ne connaît pas le texte, de niveau vocal. C’était vraiment très technique. Alors, elles sont toujours là ces indications. Ce qui est beau avec ce matériau, c’est qu’il n’y a que nous qui l’avons choisi et on a la responsabilité de garder le rapport intime qu’on a au texte, « brûlant » comme dit Stan. Donc quand on l’oublie, quand on se refroidit, on le note et puis on fait attention la fois d’après. Tristan Rothhut, Sophie Proust et Rachel Rajalu, Théâtre des Quartiers d’Ivry, le 14 décembre 2012.
Ici, on a envie de se rappeler Klaus-Michael Gruber « Au cours de la répétition, les acteurs se trouvaient parsemés sur les rochers. Il y avait un silence continu. Grüber ne parlait pas et les acteurs attendaient respectueusement qu’il dise quelque chose. Imaginez qu’on était dans une sorte d’obscurité immense. Sur scène, il y avait un arbre véritable sur lequel tombait, à travers le toit, un faisceau de soleil. Comme par miracle, une feuille s’est détachée pour tomber très lentement sur la scène et tout le monde a vu ce petit détail. Grüber a attendu un moment puis il s’est exclamé : "C’est ça! C’est comme cela qu’il faut jouer! Je peux me lever, je peux m’en aller, la mise en scène est faite. Si vous avez bien vu cette interaction entre un rayon de soleil et cette feuille qui tombe, vous avez tout compris". Il a introduit ce hasard à la fin de Prométhée […]. Mark Blezinger (Entretien avec), « Écouter la différence. À la Schaubühne, avec Stein, Grüber et Bondy », propos recueillis par G. Banu, in Georges Banu, op. cit., p. 48. et Didier-Georges Gabily dont nous savons que le deuxième a été très important pour Stanislas Nordey Cf., entre autres, Frédéric Vossier, op. cit., p. 189 et sqq. où il est demandé à Stanislas Nordey de raconter sa rencontre avec Didier-Georges Gabily.. « On ne dirige pas un acteur » disait Didier-Georges Gabily : « on l’accouche, d’une façon ou d’une autre, et il faut qu’il accepte de se laisser accoucher, sinon les choses sont rayées d’avance ». Didier-Georges Gabily, Georges Banu, Entretien, « Un geste poétique », in Georges Banu, op. cit., p. 123. Cette volonté d’une direction peu interventionniste sur l’acteur a aussi découlé du projet qui ne comportait pas de personnages mais bien des acteurs, des individus dont la finalité est de « partager cette parole avec nous » Claire Ingrid Cottanceau, Sophie Lucet et Rachel Rajalu, Entretien cité.. Selon Claire Ingrid Cottanceau, il s’agissait « de profiter de la singularité de chacun et la mettre côte à côte avec une autre identité qui va évidemment nommer des points de vue de la langue très différents » Claire Ingrid Cottanceau, Sophie Lucet et Rachel Rajalu, Entretien cité.. Comme elle le remarque judicieusement, Stanislas Nordey ne demande pas aux acteurs de parler plus fort mais de penser plus fort.Claire Ingrid Cottanceau, Sophie Lucet et Rachel Rajalu, Entretien cité.De même, elle convient qu’« Il y a évidemment des matériaux textuels et philosophiques qui signent son école et qui vont signer un certain type d’acteurs »Claire Ingrid Cottanceau, Sophie Lucet et Rachel Rajalu, Entretien cité.. C’est là où réside une forme d’ambiguïté car ces élèves ne semblent pas s’être rendus compte que l’acte de les laisser libres de choisir leur texte était un geste de direction d’acteurs. Et cela, même s’ils ont en revanche, comme Ophélie Maxo, trouvé que cette liberté donnée était un véritable « cadeau » Ophélie Maxo, Sophie Lucet et Rachel Rajalu, Rennes, le 26 octobre 2012, 12 min. 28. De plus, comme cela ressort dans la majorité des entretiens, ces textes les auront non seulement marqués mais risquent de les accompagner longtemps sinon dans tout leur parcours de théâtre et de vie.
Lorsque la question lui est posée, Stanislas Nordey dit ne pas faire de distinction entre son identité de pédagogue et celle de metteur en scène dans son rapport à ces jeunes acteurs. Preuve en est lorsqu’il dit en souriant : « Ils sont critiques. Ils sont là aussi pour tuer celui que vous êtes, le déboulonner, en faire autre chose. Voilà, pour moi c’est ça, c’est ça la transmission. C’est pouvoir encourager et permettre à des gens d’être vos assassins » Stanislas Nordey, Sophie Lucet et Rachel Rajalu, Entretien cité..
Ainsi, la conception particulière de la direction d’acteurs de Stanislas Nordey va non seulement avec sa conception du comédien, comme il en a été question, mais également du metteur en scène. Pour lui, « le metteur en scène a en général trop de pouvoir, est trop présent » Stanislas Nordey, Sophie Lucet et Rachel Rajalu, Entretien cité.. Stanislas Nordey croit « à la force et à la beauté de ce regard-là, de cette présence-là quand c’est une présence de collaboration active » Stanislas Nordey, Sophie Lucet et Rachel Rajalu, Entretien cité., et il aime « que l’intervention de la mise en scène soit une intervention assez douce » Stanislas Nordey, Sophie Lucet et Rachel Rajalu, Entretien cité..
Avoir choisi dans son équipe artistique une personne uniquement dédiée à la « collaboration vocale » en la personne de Martine-Joséphine Thomas détermine aussi une approche spécifique du texte qui doit être pris en charge par l’acteur en pleine possession de ses instruments physiques dont fait bien entendu partie l’organe vocal. Le lecteur remarquera d’ailleurs en visionnant la séquence sur le travail vocal du 25 octobre 2012 que ce dernier passait par des exercices physiques prenant en considération la totalité du corps, la capacité de l’interprète à en maîtriser la relaxation l’aidant à contrôler l’émission de sa voix, sa respiration et à s’en servir pendant les représentations.
Dans la direction d’acteurs spécifique de Stanislas Nordey, on notera aussi la pratique d’italiennes et d’allemandes L’italienne « consiste pour les acteurs, une fois qu’ils ont appris leur texte, à le dire rapidement, sans l’interpréter. Elle se pratique pour une scène, une séquence ou la totalité du texte ». « Quand une italienne a lieu dans le décor et que les acteurs effectuent également rapidement leurs déplacements, il s’agit d’une allemande ». Sophie Proust, « Italienne », in Vincent Amiel, Gérard-Denis Farcy, Sophie Lucet, Geneviève Sellier (sous la dir. de), Dictionnaire critique de l’acteur. Théâtre et cinéma, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012 (coll. Le Spectaculaire), 265 p., p. 125-126. et ce que dans leur vocabulaire commun l’équipe de Living ! a appelé des traversées du plateau, c’est-à-dire la possibilité pour l’acteur de réaliser toute sa partition scénique sur le plateau, comme une allemande, mais de manière solitaire et plutôt silencieuse tandis que les autres se livrent à la même activité. Cette pratique favorise encore la recherche de responsabilité de son propre jeu pour l’interprète et la conscience de s’inscrire dans un ensemble, comme la finalité des notes après un filage et les représentations.
La collaboration artistique
Dans leur focalisation, les documentaires existants sur les processus de création laissent croire que le travail théâtral, surtout en France, est toujours réalisé par une figure centrale, souvent solitaire, qui serait celle du metteur en scène. Ce n’est pas faux mais cela tend à occulter d’autres figures dont la pratique, elle, ne peut faire abstraction : celle des collaborateurs artistiques. Pour Living !, et pour la plupart des spectacles de Stanislas Nordey depuis 2006, Claire Ingrid Cottanceau endosse ce statut officiel de « collaboratrice artistique ». Même si elle est mal à l’aise avec ce syntagme et confie à Frédéric Vossier : « je préfère quand Stan dit de moi que je suis son âme, son cœur. », elle reconnaît que « c’est difficile à mettre dans un générique… » Claire Ingrid Cottanceau, in Frédéric Vossier, op. cit., p. 359.. Au début du projet, l’activité de cette dernière passe par l’écriture. Il vise aussi à rassembler des photos, des textes et à « appréhender la matière » Claire Ingrid Cottanceau, Sophie Lucet et Rachel Rajalu, Entretien cité.. Comme un grand nombre de collaborateurs artistiques, elle endosse des fonctions différentes, comme celle de dramaturge ou/et conseiller artistique et littéraire, assistant à la mise en scène… Elle crée des documents qui vont servir de « matière d’échange par rapport au projet » et dont une partie deviendra « des objets que l’on peut partager avec les acteurs, voire de la com plus tard » Idem. Cette partie du travail, très intime, est généralement impossible à observer car elle fait l’objet de rendez-vous à deux et aujourd’hui se prolonge par mails, appels téléphoniques, échanges de textos.
Les propos de Stanislas Nordey corroborent ceux de Claire Ingrid Cottanceau lorsqu’il évoque sa collaboration artistique avec elle, le scénographe et l’éclairagiste :
C’est facile et difficile d’en parler parce que c’est une équipe qui se connaît depuis une vingtaine d’années. Je peux dire qu’il n’y a aucun tabou. C’est assez décloisonné. C’est-à-dire que la lumière peut parler au décor, le décor peut parler à la mise en scène, la mise en scène peut parler… Voilà, c’est très ouvert, il n’y a pas de rivalité comme il peut y avoir dans certaines équipes : est-ce que mon décor va être bien éclairé ? Est-ce que ma lumière va… Il y a une complémentarité qui fait qu’au bout d’un moment, à peu de chose près, on pourrait signer presque parfois plus collectivement le spectacle. Après, en raison des conventions un peu bébête, cela ne se passe pas ainsi, mais d’une certaine manière on peut dire que l’espace, là, c’est plutôt moi qui l’ai trouvé mais que ce que Manu Clolus a dit à plusieurs moments dans les répétitions a orienté des choix forts de mise en scène. Les choses circulent énormément dans notre équipe. On est aussi les garde-fous les uns des autres. Comme on se connaît très bien, on peut se dire : « Tiens, mais je connais ça chez toi, on l’a déjà vu : change ». On se permet ça les uns aux autres. Au bout d’un moment, c’est finalement assez difficile de démêler qui a fait quoi, qu’est-ce ce qui appartient à qui dans l’élaboration du spectacle. Stanislas Nordey, Sophie Lucet et Rachel Rajalu, Entretien cité.
Ceci n’empêche pas non plus le metteur en scène de signaler aux acteurs au cours d’une répétition : « Le problème, avec moi, il faut une très légère chose de désobéissance, sinon, ça ne marche pas. Claire [Ingrid Cottanceau] est très bien pour ça : elle ne fait pas ce que je dis, en général. » Stanislas Nordey, Répétition de Living !, séance de travail à la table du 25 octobre 2012, 27 min. 35.
Conclusion : Briser la glace
L’étude du processus de création de Living ! met en lumière un certain nombre de points : la volonté de se démarquer de l’esthétique du Living Theatre, le recours au montage-collage pour la première fois de la part de Stanislas Nordey pour créer la partition d’un spectacle, le travail à la table comme lieu de départ de la « parole agissante » Stanislas Nordey, Sophie Lucet et Rachel Rajalu, Entretien cité. instaurant une adresse directe au public, une conception particulière de la direction d’acteurs où l’interprète doit être pleinement responsable de son jeu au point de devenir un acteur-créateur ou « actressor » comme le nomme Julian Beck. Il émerge aussi ici le rôle appréciable de la collaboration artistique autour de Stanislas Nordey en général. Etant donné la méconnaissance du grand public des processus de création et donc des personnes qui opèrent dans l’ombre à la réalisation des spectacles, il faut préciser qu’il est courant que le metteur en scène soit accompagné d’un collaborateur artistique qui peut avoir des appellations différentes (conseiller artistique ou/et littéraire, dramaturge, assistant à la mise en scène).
Pour finir, dans l’analyse du processus de création de Living !, on aura vu cette volonté de Stanislas Nordey de tenir le spectateur par le langage en invitant chaque individu-acteur à être responsable de son propre jeu. On aura vu que la direction d’acteurs de Stanislas Nordey, peut-être moins démonstrative que les acteurs l’aurait voulue ou qu’ils conçoivent chez un metteur en scène, n’a pas été sans les déstabiliser. Du point de vue de sa réception, la création aurait peut-être gagné en revanche, contrairement au souhait de son metteur en scène, à être présentée comme un spectacle de sortie d’école, pour que les spectateurs participent davantage à l’accompagnement de ces acteurs dans l’éclosion de leur force à montrer avec conviction leurs touchantes fragilités. Cela dit, une des particularités du processus de création de Living ! et du spectacle lui-même correspond parfaitement à un vœu de Stanislas Nordey : celui d’avoir réussi à « organiser la rencontre » Idem. entre ces textes de Julian Beck et Judith Malina, ces jeunes artistes et le public. Le vœu de Stanislas Nordey est exaucé à réentendre les mots de Franz Kafka cités par Julian Beck dans Living ! : « Un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous ». Nul doute que pour ces jeunes acteurs entrant dans la vie professionnelle avec des textes des fondateurs du Living Theatre, la glace est rompue.