Des oiseaux dessinent le ciel : Quand l'art transcende les frontières clivantes
Un texte d'Anamaria Fernandes, doctorante en études théâtrales, université Rennes 2, EA3208: APP
« Vue du dehors, la forêt amazonienne semble un amas de bulles figées, un entassement vertical de boursouflures vertes ; on dirait qu’un trouble pathologique a uniformément affligé le paysage fluvial. Mais quand on crève la pellicule et qu’on passe au-dedans, tout change : vue de l’intérieur, cette masse confuse devient un univers monumental. La forêt cesse d’être un désordre terrestre ; on la prendrait pour un nouveau monde planétaire, aussi riche que le nôtre et qui l’aurait remplacéLévi-Strauss Claude, Tristes tropiques, Paris, Librairie Plon, 1995, p. 408.. »
« Apparemment le fait de diviser le monde entre « nous » et « ils » est une caractéristique commune à l’humain. Les Grecs y ont participé lorsque « ils » étaient appelés les barbares. (...) Non seulement, tous ces termes suggèrent des étrangers, mais également des créatures frustres, anormales, ignorantes, et en un mot, inférieures à l’humain. La mesure de référence utilisée pour l’humanité est bien sûr le « nous ». «Nous » sommes toujours bons, civilisés, supérieurs; en bref, « nous » sommes les seules créatures qui vaillent la peine d’être considérées comme complètement humainesKealiinohomoku Joann, An anthropologist looks at ballet as a form of ethnic dance. Oxford, England: Oxford University Press, 1969-1970. Roger Copeland; Marshall Cohen (editors),What is dance? : 533-549.. (Reprint of article in Impulse.).1965, rev. 1970, Publié en français dans Danse Nomade, Édition Nouvelles de Danse, vol. 34-35, Bruxelles, 1998, p. 65. traduction : Agnès Benoit.. »
Introduction
Depuis plusieurs années, et de plus en plus, nombreux sont les projets artistiques faits pour ou avec des personnes en situation de handicap. Si auparavant l’attention de l’accessibilité était portée quasi exclusivement sur la question du travail, de leur productivité/rentabilité - seule condition d’existence aux yeux de la société - aujourd’hui elle se pose davantage sur les pratiques culturelles et artistiques.
Cela dit, il ne s'agit pas de confondre art et soin. L'association entre les démarches artistiques auprès des personnes handicapées et celles à vertus thérapeutiques est pourtant répandue, traduisant ainsi des préjugés collectifs selon lesquels des individus dits « anormaux » n’auraient rien à apporter ni à la chose artistique ni à la société : la personne handicapée est ainsi souvent réduite à son signe identificateur – à son stigmate, et toutes les activités auxquelles elle participe deviendraient, en somme, des activités thérapeutiques.
La loi de février 2005 n° 2005-102 pour l'égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées, nous propose, entre autre, une réflexion sur le terme même du handicap - qui est vu non seulement comme une pathologie, mais comme une difficulté qui se manifeste dans des situations ou des lieux non-adaptés à accueillir des personnes ayant des besoins spécifiques. En d’autres termes, nous, « êtres ordinaires », pouvons créer des espaces et des situations handicapantes et cette responsabilité est certes d’ordre politique - et se manifeste à travers des lois - mais aussi d’ordre individuel, car notre façon d’être dans ce monde et avec ce monde est, qu’on le veuille ou non, un acte politique.
Désormais, les équipements publics, les logements, les transports, l’accueil à l’école, le droit à la culture etc., doivent être adaptés aux besoins et aux difficultés de cette population.
Pour Jean-René LoubatLoubat Jean-René, Promouvoir la relation de service en action sociale, Paris, Éditions Dunod, 2007., ce passage à l’intégration a pu s’opérer grâce au changement du regard et d’attitude des sociétés développées vis-à-vis des personnes en situation du handicap qui, en tant que sociétés inclusives, s’adaptent aux besoins spécifiques de certains de ses individus.
Comme le souligne l’auteur, la situation de handicap est alors une résultante et n’est plus identifiée à la causalité, ce qui implique que les interventions faites auprès des personnes en situation de handicap doivent viser à favoriser leur participation sociale. Le terme d’insertion cède peu à peu sa place à celui d’intégration. Par conséquent, le passage de l’un à l’autre ne constitue pas simplement un tour de passe-passe linguistique. L’idée d’insertion (« glisser entre »), appelle essentiellement la question du travail et du logement : charge à la personne en situation de handicap de s’insérer dans des normes établies par la société et ce indépendamment de ses dispositions. À l’inverse, par le biais de la nouvelle doctrine européenne d’inclusion, la société se doit désormais de pouvoir s’adapter aux besoins spécifiques de certains de ses concitoyens.
En suivant cette dynamique d’action et de pensée, le Ministère de la Culture et de la Communication a proposé en 2009 le guide pratique « Accessibilité et spectacle vivant », qui a pour objectif d’accompagner les établissements artistiques et culturels dans leurs nouvelles responsabilités définies par la loi du 11 février 2005. En favorisant une meilleure intégration des personnes handicapées dans la vie des établissements du spectacle vivant, ce guide éclaire les enjeux liés aux questions d’accessibilité, qui est désormais une obligation légale.
Les structures culturelles doivent non seulement accueillir les personnes handicapées en tant que public, mais elles sont aussi fortement incitées à développer des projets artistiques en direction et parfois en lien avec ces personnes.
Nous pourrions alors penser que la question de stigmatisation dans le domaine artistique envers les personnes en situation de handicap est en quelque sorte résolue. Cependant plusieurs facteurs nous amènent à dire qu'il y a encore un long chemin à entreprendre pour se défaire des codes esthétiques normatifs. Ces codes sont présents dans certaines propositions d'ateliers artistiques qui, au nom de l'égalité, ne prennent pas en compte les spécificités singulières de ces personnesPour beaucoup de personnes en situation de handicap la notion du temps notamment doit être pris en compte. Elle met en question nos modalités de travail actuelles axées sur la vitesse et la productivité. Citons l'exemple du danseur invité de la compagnie rennaise Dana qui a mit 3 mois pour enlever ses chaussures, 4 ans pour s'allonger au sol. Cela n'est pas compatible avec de nombreux projets actuels « prêts-à-porter » au sein desquels il est proposé 12 séances standards pour l'année avec une représentation en fin de parcours.. Ils sont aussi présents dans certains processus créateurs niant la différence, le handicap. Enfin, présents aussi au sein d'institutions qui ont du mal à ouvrir leur programmations à des formes esthétiques moins conventionnelles, alors même que la contemporanéité est souvent définie par une volonté de rupture avec les conventions spectaculaires.
Dans ce court article, nous proposerons quelques réflexions sur l'ensemble de ces questions.
Créations – visibilités du handicap
La question de la réception est dans toute œuvre un élément déterminant. Harald Szeemann
précise que l'on « n’a jamais dans aucune œuvre d’art, un niveau unique de réalité, mais un niveau
dépendant de l’observateur et de la manière de l’observer, qui ne fait que dominer l’autreSzeemann Harald, cité par Carine Fol in « De l’art brut à l’art en marge ou d’une autre approche de la création marginale », Art & Handicap, Namur, Belgique, Presses Universitaires de Namur, 2008, p. 106.. » De même, Duchamp souligne que « l'artiste n'est pas seul à accomplir l'acte de création car le spectateur établit le contact de l’œuvre avec le monde extérieur en déchiffrant et en interprétant ses qualifications profondes et par là ajoute sa propre contribution au processus créatifDuchamp Marcel, Le processus créatif, Paris, L'Échoppe, 1987.. »
Mais la réception d'une œuvre d'art plastique n'est pas la même que celle du théâtre et de la danse. En effet, quand nous parlons de peinture et de sculpture, le « moment d’art » de l’artiste est différent dans le temps du « moment d’art » du spectateur et hormis les rares cas de «performances», ces deux temps ne coïncident pas. Alors qu’en ce qui concerne les arts du spectacle ces deux moments n’en font qu'un seul, celui de la représentation.
Erwing Goffman nomme « contacts-mixtes » lorsque les « normaux » et les stigmatisés partagent le même espace et une même situation socialeVoir Goffman Erwing, Stigmates, les usages sociaux des handicapés, Paris, Les éditions de Minuit, 1975.. D'après Goffman, ces rencontres donnent lieu à l’une des scènes primitives de la sociologie, où les deux parties se voient contraintes d’affronter directement les causes et les effets du stigmateIbid., p. 25.. Selon Bénédicte Boisson, dans le cas de la représentation, ce malaise émane seulement du spectateur « seul face à ses propres angoissesBoisson Bénédicte, « Le théâtre ou l'exhibition du monstre. La mise en scène des corps stigmatisés dans Giulio Cesare de Romeo Castellucci », in L'annuaire Théâtral, n° 37, Printemps 2005, p. 183-196, p. 186. » - l'acteur étant protégé par son espace et son rôle, « tant au sens artistique que sociologiqueloc.cit. ». Dans le cas d’un artiste valide, notre œil de spectateur accorde crédit au potentiel d’idéal que cet artiste incarne et il est donc prêt à croire à la fiction qu’il propose ; pour l'artiste stigmatisé, ce crédit n’a plus court, soit par peur, soit par méconnaissance, ou simplement par refus. Ici, la mise en tension devient alors impossible et ne reste sur scène que la seule réalité, sans la représentation.
Cependant, l'impossibilité de cette projection vient du public et non de l'artiste stigmatisé. À ce propos Roméo Castelluci soutient que les personnages souffrants « ont fait un chemin de transformation de leur enveloppe corporelle qui les fait changer de forme jusqu’à ce que la souffrance corresponde à une autre formeDebrinay-Rizos Manuèle, Romeo Castellucci , La pensée de midi,Villefranche-sur-Cher, 2000/2 N° 2, p. 94-101. Article disponible en ligne à l'adresse: http://www.cairn.info/revue-la-pensee-de-midi-2000-2-page-94.htm,, p. 7 <date de la consultation : 03/07/2013>.. » Le rôle du « handicapé » s'attribue alors non pas à celui qui est sur la scène, mais à celui qui, en tant que spectateur, est confronté à son incapacité de voir autre chose que le stigmate de l'artiste.
Cette question prend une autre forme si la représentation a lieu dans le cadre des manifestations comme « la semaine du handicap ». Dans ce cas, la personne en situation de handicap est pleinement valorisée par ce qu’elle fait, peu importe d'ailleurs ce qu’elle fait. Il est essentiel de souligner que dans ce contexte, elles peuvent, en même temps, être englouties et confinées dans une catégorie précise - tout comme leur objet artistique.
D'où la nécessité de sortir ces créations de ces espaces certes non-stigmatisants, parce qu’ils réunissent un groupe de personnes stigmatisées, finissent par produire l’opposé. Malheureusement, malgré les nouvelles lois et conventions, force est de constater que rares sont les institutions qui ouvrent leur portes pour accueillir des projets qu'on pourrait qualifier de « non-codifiés ». C'est le cas par exemple de la création (Des) incarnat(s), pièce signée par le chorégraphe Bernardo Montet et interprétée par lui-même et Jean-Claude Pouliquen, un comédien du groupe Catalyse.
Laurence Louppe souligne que les racines du projet contemporain chorégraphique - issu de la danse moderne - proviennent non pas simplement d’une révolte ou d’une réforme des codes existants, mais de « la découverte d’un corps recelant un mode singulier de symbolisation, étranger à toute grille constituéeLouppe Laurence, Poétique de la danse contemporaine, Bruxelles, Contredanse, 1997, réed,.2000, p. 53-54. » La danse contemporaine a ainsi la prétention d’accueillir des « corps du mondeExpression empruntée à Laurence Louppe. », de composer avec la fragilité, avec le mouvement infime, d’abolir les principes d’une image « correcte ». En effet, et d’après Irene Dowd, « il n’y a pas d’image correcte (« right ») ni de posture correcte, ni même de mouvement correct. Il y a une façon de fonctionner qui, à tel moment donné, vous conduit à la fois vers l’unité et vers l’ouvertureDowd Irene, citée par Louppe Laurence, op. cit., p. 63. »
Or, malgré les ouvertures engendrées dans les années 60 par les danseurs contemporains, le marché institutionnel finit par institutionnaliser les créations contemporainesGinot Isabelle et Marcelle Michel, La Danse au XX ème siècle, Paris, Larousse, 2002.. L'autre aspect à prendre en compte, toujours lié à la réception, vient du fait qu'en tant que spectateur, nous sommes confrontés à nos propres limites d'acceptation de nos projections. Notons le propos d'Henri-Jacques Stiker : « que l’infirmité du corps vienne de l’extérieur ou de l’intérieur, qu’elle symbolise la vanité ou le désordre des hommes et du monde établi, elle constitue un lieu où se produit un retournement de significationStiker Henri-Jacques, « Quand les peintres mettent l’infirmité en scène », in Art & Handicap, op. cit., p. 25-34, p. 32.. » À l'opposé de l'image d'un corps dressé, il s'agit de montrer une image qui symbolise une sorte de chaos, aussi bien individuel que collectif. Et ce chaos peut difficilement être représentatif d'un idéal. Comme le signale également J. Rancière,
« Il y a un type d’êtres, les images, qui est l’objet d’une double question : celle de leur origine et, en conséquence, de leur teneur de vérité ; et celle de leur destination : des usages auxquels elles servent et des effets qu’elles induisent. Relève de ce régime la question des images de la divinité, du droit ou de l’interdiction d’en produire, du statut et de la signification de celles que l’on produitRancière Jacques, Le partage du sensible, esthétique et politique, Paris, éditions La Fabrique, 2000, p. 27.. »
Prenons ici l’exemple très éloquent de la compagnie de l’Entresort. Dirigée par la metteure en scène Madeleine Louarn, cette compagnie travaille avec les acteurs de l'atelier Catalyse et se produit très souvent en dehors du cadre « handicap », fait suffisamment rare en France pour être souligné et salué.
Lorsque les comédiens de l'atelier Catalyse jouent sur le plateau, nous sommes face à la nudité même du spectacle. Nous voyons ses fissures, ses coutures, ses entrailles... bref, le jeu en train de se construire. On pourrait dire que les comédiens sortent de leur personnage naturellement, en franchissant les portes de ce lieu interdit, l'espace du non-jeu, de la personnalité même de chaque individu. Ils cherchent où se placer dans la lumière, nous les voyons se perdre dans l'obscurité, oublier leur texte et avoir du mal à retenir un fou rire. Nous voyons leur fragilité et c'est, à mon avis, dans cette fragilité-là que repose toute leur force. Le choix des textes de la metteure en scène n'est pas fait en fonction des difficultés de ses comédiens, mais de la résonance que cela pourrait procurer dès lors qu’ils seront portés par eux. D'où la complexité parfois de saisir l'endroit de ce travail, car nous sommes à la fois dans une « structure normative » du spectacle, avec une exigence semblable à celle qu’on attendrait pour des acteurs « normaux » mais également face à un art qui se donne comme « décalé ». Chaque fois différemment : non seulement selon nos individualités - et la diversité de nos subjectivités en tant que spectateurs - mais aussi et surtout selon la façon dont les comédiens joueront ce jour-là. Lorsque leur difficulté devient cruciale, une distance se creuse entre le texte et les interprètes, qui semblent alors porter une parole qui leur est étrangère. Et si, dans ce cas, nous cherchons à voir « le comédien » tel que nous le cherchons d'habitude, le sol se dérobe sous nos pieds et nous perdons nos repères habituels de spectateurs. Dans ce cas, il me semble que nous passons à côté du partage de la fragilité de l'instant, nue et si peu acceptée sur un plateau comme dans la vie.
Faudrait-il classifier la création impliquant des personnes handicapées ?
En allant à la rencontre d’artistes autodidactes et plus particulièrement de personnes en situation d’isolement ou de déconnexion sociale, Jean Dubuffet s’est livré à une recherche sur la créativité à l’état brut, inventant et théorisant ainsi la notion d’Art Brut , art non-éduqué et basé sur des critères individuels, en dehors de toute norme esthétique dominante et de tout désir de reconnaissance.
Toutefois, lorsqu'il affirme qu'« il n’y a pas d’art des fous, il n’y a pas plus d’art des fous que d’art des dyspeptiques ou des malades du genouDubuffet Jean, Lettre à Philippe Dereux, 10 janvier 1962, archives Philippe Dereux, cité par Carine Fol, « De l’art brut à l’art en marge ou d’une autre approche de la création marginale », in Art & Handicap, op. cit., p.107. », il soutient la valeur artistique de ces œuvres, l'authenticité qui émane de chacune d'entre elles, et non pas l'authenticité d'un groupe spécifique dont elles seraient issues. Cependant, différentes définitions de l'art sont données siècle après siècle, sous-entendant que des individus spécifiques pratiqueraient un type d'art spécifique.
L'association de l'art brut à l'« art des fous » est sans doute réductrice et limitative au regard de cette approche, mais Roucloux affirme que ce rapprochement a cependant une qualité de clarté, une valeur sûre d'authenticité. Selon lui, « moins on insiste sur la question de la ‘folie’ comme critère de définition de l’ ‘art brut’, plus la frontière avec des productions valorisées naguère sous le label ‘ naïf’ apparaît ,elle, fragileRoucloux Joël, « Les mutations de la « marge » : « art populaire » ,« art naïf » et « art brut », in Art & Handicap, op. cit., p. 101.».
L’art « Outsider » initié par Roger Cardinal, véritable contrepartie anglo-saxonne de l’Art brut, élargit selon Carine Fol la notion donnée par Jean Dubuffet, en regroupant des créations plastiques issues du monde de la maladie mentale, du handicap mental, de la médiumnité et d’artistes autodidactes isolés ne s’inscrivant pas dans le circuit culturel officiel. À ce sujet, Françoise Henrion, fondatrice du centre de recherche et de diffusion bruxellois Art en MargeFol Carine, « De l’art brut à l’art en marge ou d’une autre approche de la création marginale », in Art & Handicap, op. cit., p. 105., créé en 1984, souligne :
« Notre insistance à fouiller les ateliers au sein d’institutions pour personnes mentalement handicapées s’explique : ce domaine contrairement à la folie, est difficilement reconnu comme source de richesse artistique. Un certain romantisme entoure la folie, on la retrouve en littérature depuis de décennies, elle apparaît dans les cours et les philosophes y font allusion. Par contre le handicap reste un « accident regrettable » ; il n’y a pas un « avant » l’handicap, les parents, les institutions, la société croient ne rien pouvoir attendre de telles personnes ; dans les pays les plus riches, elles sont prises en charge et tout est mis en œuvre pour les amener à un comportement le plus rapproché du nôtre les condamnant en toute conscience à être en deçà du modèleHenrion Françoise, in Art en Marge collection, Bruxelles, 2003, p. 9, cité par Carine Fol, op. cit., p. 106..»
Le terme d'« art différencié » a été inventé par Luc Boulangé (fondateur du Créahm, déjà cité auparavant) et André Stass (artiste plasticien) en 1992 à Liège en Belgique, afin de donner une existence aux créations des personnes handicapées en les distinguant de l'art brut et de l'art-thérapie. En effet, à l'inverse des œuvres d'art brut, où l'artiste est son propre maître, l'art différencié naît principalement dans les ateliers menés par des artistes professionnels. Luc Boulangé souligne l'importance de ne pas désigner toute expression artistique de personnes en situation de handicap comme des formes d'art :
« Si l’on peut favoriser l’accès à la culture artistique au plus grand nombre, seuls quelques créateurs auront la sensibilité et le talent nécessaires pour devenir des artistes au sens plein du terme. […] On pourrait rajouter, dans la même perspective, que l’intégration sociale de la personne handicapée ne peut être un objectif recherché dans la pratique artistiqueBoulangé Luc, « Une histoire singulière », in Art & Handicap, op. cit., p. 114-116.. »
Si l'« art différencié » est défini comme étant une « alternative à l’art désigné comme «dominantRoucloux Joël, art. cit., p. 94. », il est alors attribué à la création artistique des personnes handicapées. Roucloux met en évidence le paradoxe de cette notion, qui est, selon lui, une banalisation des marges de l'art : «La quête de spontanéité aboutit alors parfois à des querelles byzantines de définitionloc.cit., p. 94.. » A-t-on réellement besoin de ces définitions qui associent une manière de faire à un groupe spécifique d'individus ?
La question de la reconnaissance, de l'évolution du regard porté et sur le handicap et sur l'art, ne saurait occulter le danger de la banalisation. Carine Fol souligne que « le risque d’assimiler toutes les productions artistiques des personnes en situation de handicap mental à de l'art est réel »Fol Carine, op. cit. p. 108..
L'atelier artistique : pour ou avec ?
Le temps dans notre société est devenu mesure de rentabilité; quantitatif, monnayable, autant que facteur d’exclusion. Dans une société tournée vers la productivité et la vitesse, comment prendre en compte les spécificités temporelles des personnes en situation de handicap ?
Depuis quelques années, nous voyons une prolifération de projets artistiques en lien avec le handicap. Cependant, la question du temps, essentielle dans ces démarches, est rarement abordée. En effet, il faut du temps à tout professionnel qui s’engage dans cette expérience pour le surgissement de la pensée singulière, le temps de la transformation, la disponibilité d’accueillir et de composer avec ce qui nous est inconnu.
Du temps pour voir, observer, écouter, s’écouter, se perdre, essayer, réessayer, se tromper, découvrir, réinventer, désapprendre, réapprendre, pour voir enfin la «forêt cesser d’être un désordre terrestre» comme nous le dit Lévi-Strauss. De toute évidence, il n’est pas question ici de contrôle, d’exercice du pouvoir, de dispositif de type disciplinaire tels que Foucault en a décrit l’émergence, notamment dans Surveiller et punir. Il s’agit bien de rendre compte de la complexité du terrain pour qu’il puisse y avoir le déplacement nécessaire à la dé-construction d’un ensemble de codes et de représentations individuelles et collectives qui nous habitent.
Ce temps n’est pas celui d’une activité imaginée pour les personnes malades ou handicapées mais avec celles-ci, ce qui modifie profondément l’implication de ses acteurs. Signalons ici que la durée nécessaire à ces personnes n’est pas toujours celle qui leur est proposée - encore moins dans les conditions budgétaires actuelles qui, toujours plus restrictives, demandent aux artistes de travailler vite et d’être, en somme, efficaces.
Et, au-delà du temps du professionnel, il y a aussi celui qui donne la possibilité aux personnes ayant des besoins spécifiques de se sentir en confiance - le temps singulier, propre à chacun, le temps du refus, du recueil, de l’ouverture, du possible, de l’impossible, de l’invention, de la découverte, de la création, le temps de la rencontre. Comme nous le dit Richard Shusterman : « « l'intégration » dans toute expérience vitale ne consiste pas uniquement à ajouter quelque chose à la somme de ce que nous savions déjà. Elle implique un processus de reconstruction qui peut s'avérer douloureuxDewey John, L'art comme expérience, Paris, Gallimard, 2010 ; Pau, Éditions Farrago/ Université de Pau /(1re éd. 2005) p. 90..»
Sans prendre la mesure de la singularité des besoins spécifiques - non seulement d’un groupe mais de chaque individu ; sans prendre la dimension de l’art comme une possibilité de transformation, nous passons à côté de l’expérience de la rencontre. Et si cela peut être le cas pour tout individu, en ce qui concerne les personnes dites «hors-normes», cela est encore plus flagrant.
Comme nous l’enseigne John Dewey, «l'expérience esthétique va au-delà de l'objet artistique, elle modifie et enrichit notre perception sur nous-mêmes et sur ce qui nous entoureDewey John Late Works of John Dewey, Carbondale, Southern Illinois University Press, 1987, vol. 10, p. 199 – voir dans Shusterman Richard, L'art à l'état vif, la pensée pragmatiste et l'esthétique populaire, traduit de l'américain par Christine Noille, Paris, Le sens commun, Les éditions de Minuit, 1992, p. 27.."
Accessibilité, égalité, partage
François JacobJacob François, Biologie, Racisme, Hiérarchie, cité par Michel Wieviorka, O racismo, uma introduçao, Sao Paulo, Brésil, SVP, Éditions Perspectiva, 2007, p. 27. nous donne le sens même de l'égalité, au sein de laquelle nous sommes proches et éloignés, semblables et uniques. On pourrait dire que c'est la nature même de la rencontre qui permet, au travers d'un projet artistique, de transcender les frontières clivantes. Un engagement personnel qui, dès lors qu'il est partagé, devient un acte politique.
Il est évident qu'il y a un danger de formatage, par la volonté de rendre visible le projet artistique, dans le sens où le spectateur reconnaîtrait une certaine « normalité », où le corps reprendrait le discours de l'institution.
Mais l’accessibilité - qui rend possible l’accès - n’est pas une donnée universelle et immuable, tout comme l’égalité : elles se discutent, se travaillent, se construisent. Dans ce sens, il ne suffit pas d’évoquer, de souhaiter ou de sublimer l’accessibilité mais de l’inciter, de la provoquer, de la produire. Et cela entraîne un engagement et un questionnement concernant nos façons de penser et de faire.
Un exemple vivant de la mise en pratique de l'accessibilité, de l'égalité et du partage est, à mon sens, la création (Des) incarnat(s), pièce signée par le chorégraphe Bernardo Montet et interprétée par lui-même et Jean-Claude Pouliquen, comédien du groupe Catalyse que nous avons évoquée précédemment. Selon les mots du chorégraphe, « danser avec Jean-Claude c’est me confronter à l’archaïsme de ma pratique, la danse. C’est considérer la vulnérabilité comme espace de connaissance. Se mettre en péril, aller à la dérive, plonger dans la nuit à la lumière d’une lucioleExtrait de la présentation de la pièce dans l’événement organisé par le collectif «Encore heureux» à la Fonderie, au Mans en mars 2013.. »
Cette danse nous fait nous interroger sur ce qui rend possible la rencontre, la création d’un espace commun. Il me semble que, même si Bernardo est, comme il le dit, guidé par Jean-Claude, il est celui qui permet le déploiement de cette danse, car c’est l’acceptation de sa propre vulnérabilité qui rend possible l’espace de la rencontre. Et si cette danse repose, pour un instant, dans sa forme esthétique, nous voyons son squelette, dénuée de sens et d’émotion et l’écart se creuse à nouveau. L’égalité ici se discute et se construit à chaque seconde, car ces corps si différents de par leurs histoires respectives peuvent aussi bien construire un espace commun, qu'un abîme.
Tout se passe comme si, pour que ce duo puisse exister dans toute sa «splendeur», il fallait désapprendre, ne pas avoir peur de perdre son équilibre, car la poétique est celle de la rencontre. La force de Jean-Claude devient la fragilité et donc la force nouvelle de Bernardo.
Ainsi, dès lors que la danse ou le théâtre relient le corps artistique au corps social et politique, ils dépassent la simple recherche du développement de leur technique. Ils s’ouvrent alors à une diversité de formes qui sont reliées à la diversité propre à la nature humaine. Ainsi, ouvrir les portes des institutions culturelles ou encore d’une démarche personnelle à des personnes en situation de handicap ne serait pas seulement leur offrir la possibilité de venir « à nous », artistes dits valides mais, nous permettrait surtout de sortir de préjugés qui nous enferment et nous font stagner dans nos pratiques politiques et artistiques.
Une diversité de formes sans contrôle, en mouvement, tel des nuages dansants d'oiseaux qui dessinent le ciel. Le ciel théâtral de Madeleine Louarn s'est créé grâce à ces oiseaux qui dessinent une esthétique du vulnérable à partir de leurs singularités.