Le processus de création de Living! Entre création et transmission

Rachel Rajalu

INTRODUCTION

Ce texte a une ambition avant tout descriptive. Il propose une mise en récit du processus de création de Living ! à partir des observations et des matériaux collectés lors de son déroulement. Dans cette perspective, je tiens à remercier vivement Stanislas Nordey, Claire-Ingrid Cottanceau et l’ensemble de l’équipe de création de leur accueil, de leur générosité et de leur disposition à l’échange. Je remercie le Théâtre national de Bretagne ainsi que le Théâtre des Quartiers d’Ivry pour nous avoir ouvert leurs portes et pour avoir facilité notre travail de collecte et d’enquête, l’équipe du CREA pour la disponibilité, sa souplesse et son professionnalisme. Enfin, je remercie Pierre-Henry Frangne, mon directeur de thèse, qui a accompagné ce travail d’écriture.

Living ! Le spectacle Living ! a été produit par le Théâtre national de Bretagne dans le cadre du Festival Mettre en scène (représentations  du 8 au 17 novembre  2012, Salle Gabily). Il a été diffusé au Théâtre  des Quartiers  d’Ivry à Ivry-sur-Seine  du 10 au 21 décembre  012 et repris pour une diffusion radiographique sur France Culture dans le cadre du Festival d’Avignon le 14 juillet 2013. Il est accueilli par le Théâtre de Cavaillon les 13 et 14 février 2014 et par la Comédie de Clermont-Ferrand du 17 au 21 février 2014. est un spectacle mis en scène par Stanislas Nordey au Théâtre national de Bretagne à l’automne 2012 avec la promotion sortante de l’École d’acteurs du TNB L’École supérieure d’art dramatique du Théâtre national de Bretagne a été créée en 1991 sous l’impulsion d’Emmanuel de Véricourt, alors directeur du théâtre. Elle a été pensée et fondée par Christian  Colin assisté de Claire-­‐Ingrid  Cottanceau.  Depuis 2002, l’école fait partie de la  plate-forme de l’enseignement  supérieur pour la formation  de comédien  regroupant  les 11  grandes écoles d’art dramatique s’alignant sur le  dispositif  LMD  initié  par  le processus  de  Bologne  en 1999. Depuis  2008, Briac Jumelais en occupe le poste, nouvellement créé, de responsable des études.. Le titre constitue en lui-même l'un des leitmotivs du metteur en scène, une consigne pour l'acteur en jeu : qu'il soit vivant. La vie est prise dans un mouvement perpétuel de reconfiguration et c’est dans la fraîcheur et l'énergie de jeunes apprentis acteurs que Stanislas Nordey a longtemps trouvé cette ressource qui vient donner un nouveau souffle au geste créateur. Le metteur en scène-acteur-pédagogue a dirigé l'École de théâtre du TNB pendant 12 ans, de 2000 à 2012. Il a formé successivement quatre promotions parties occuper les plateaux de théâtre d’aujourd’hui et de demain. À l’issue de  leur  formation, ces  promotions ont chacune pu s’engager dans une première expérience de théâtre professionnelle sous la direction de leur pédagogue dans un spectacle non pas de « sortie » mais que Stanislas Nordey a voulu nommer d’« entrée » dans la vie professionnelle.Cette façon de nommer le spectacle de fin d’étude indique que Stanislas Nordey adoptera une posture spécifique vis-à-vis de ses anciens élèves lors de la création. Ce dernier les a informé avant le début du processus qu’il sera désormais metteur en scène et qu’il agira depuis cet endroit. Cette posture induira des modalités de travail différentes de celles à l’œuvre au sein de l’école. La promotion IV a joué Atteintes à sa vie de Martin Crimp (2003) ; la promotion V a travaillé autour de deux textes de Fausto Paravidino : Gênes 01 et Peanuts (2006) ; pour la promotion VI, ce sera 399 secondes Stanislas Nordey a demandé à Fabrice Melquiot de retravailler le texte original en ajoutant une ou deux figures afin que chaque acteur puisse avoir une partition. de Fabrice Melquiot qui sera monté (2009) ; enfin la dernière promotion a interprété des extraits de textes de Julian Beck et de Judith Malina, les fondateurs du Living Theatre : La Vie du théâtre, Théandrique ou la possibilité de l’utopie, Chants de la Révolution n° 36 à 89, ainsi que les Entretiens avec le living theatre BECK, Julian, La Vie du théâtre, trad. par VANDER, Fanette et Albert, Paris, Gallimard, Col. Pratique du théâtre, 1978 (épuisé). BECK, Julian, Théandrique ou la possibilité de l’utopie, trad. par VANDER, Fanette, Paris, L’Harmattan, 1998. BECK, Julian, Chants de la révolution n° 36 à 89, trad. par JORIS, Pierre, U.G.E., Col. 10/18, 1974 (épuisé). LEBEL, Jean-Jacques, Entretiens avec le living theatre, Paris, Ed. Pierre Belfond, 1969 (épuisé).de Jean-Jacques Lebel. Notons d’emblée que l’ensemble des  textes  abordés  par  Stanislas  Nordey  avec  ses  anciens  élèves sont de facture contemporaine. Il ré-affirme, par ces choix, la spécificité de son geste d’artiste puisqu'il a, depuis le début de sa carrière, mis au centre de son travail ces  écritures et leur publicisation. Toutefois, ce dernier projet se distingue des trois autres et plus largement de l’ensemble de ses mises en scène en ce que cette fois-ci Stanislas Nordey ne part pas d’un texte de théâtre déjà fixé, d’une pièce à partir de laquelle il aurait à penser une distribution.  Pour  Living !, le metteur en scène, parti de textes non théâtraux, a dû procéder à un montage d’extraits, ce qui a inévitablement induit un processus inédit.

La création de Living ! a ainsi été le lieu d’un croisement de deux problématiques spécifiques : d’une part, le fait que l’équipe d’acteurs soit composée d’anciens élèves de l’école du TNB oblige à s’interroger sur le lien entre le geste de transmission et celui de création du metteur en scène-pédagogue. D’autre part, cet objet a conduit Stanislas Nordey sur le terrain d’une écriture dramaturgique et par conséquent à l’essai d’une nouvelle forme de geste artistique. Ces deux aspects s’enchevêtrent dans la mesure où l’école d’acteur, telle qu’elle a été conçue par le pédagogue, est précisément un lieu d’expérimentation susceptible de faire surgir l’acte créateur pour l’artiste. C’est donc à cette intersection que se situera notre propos.

L’étude de ces questions s’élaborera au travers d’une description et d’une analyse du processus de création tel que nous avons pu l’observer dans le cadre du projet La fabrique du spectacle.

Nous nous emploierons d’abord à présenter notre étude de cas. Nous montrerons les premiers choix opérés par le metteur en scène quant à la définition du protocole de travail de l’équipe, lequel a induit une première phase de travail en solitaire. Puis nous analyserons une deuxième phase que nous nommerons « la phase exploratoire » et qui correspond aux premières semaines de répétitions. Nous aborderons ensuite la pratique de l’essai et de l’improvisation comme chemin de la création que nous identifierons comme une troisième étape du processus. Nous terminerons enfin sur la question de la réinvention des héritages. 

Première partie. Une équipe artistique et un protocole de travail : « découvrir et désirer »

L’équipe artistique 

Un projet artistique, c’est avant toute chose choisir un texte et définir une équipe. Le groupe d’acteurs est déjà constitué : la promotion VII de l’École de théâtre du TNB. Par ailleurs, Stanislas Nordey a pour habitude de remettre à l’épreuve de son travail ses compagnons de confiance les plus assidus. C’est donc accompagné d’une équipe avec laquelle il collabore depuis plusieurs années que l’idée prendra forme. Claire-Ingrid Cottanceau partage l’élaboration artistique des projets de Stanislas Nordey depuis 2006 où elle a secondé le metteur en scène sur Gênes 01 et Peanuts. Depuis, leur collaboration s’est poursuivie et approfondie. Elle était alors présente sur le projet Living ! au plus près des pensées, des intentions et des désirs du metteur en scène. Selon ses propres termes, son rôle consiste à « rassembler »Lors d’un entretien avec Frédéric Vossier, Claire-Ingrid Cottanceau définit sa fonction au sein de l’équipe de la manière suivante : « Mon travail, c’est d’accompagner Stanislas, c’est donc de le comprendre, de comprendre au mieux, au plus près ce qu’il cherche. […] C’est vrai que quand il me donne la parole, c’est pour rassembler quelque chose, dans un vocabulaire qui est le mien […] ». VOSSIER, Frédéric, Stanislas Nordey, locataire de la parole, Entretien avec Claire-Ingrid Cottanceau, Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2013, p. 359, souligné par l’auteur. les idées parfois éparses de l’artiste lorsqu’il est immergé dans le temps de la création et cela en lien avec celles de l’ensemble des acteurs du projet. Comme le souligne Emmanuel Clolus, scénographe du projet Living !, dans un entretien accordé à Frédéric Vossier, « [e]lle sait mettre en évidence les rapports entre matière textuelle et espace scénographique, parler couleurs sonores comme celles, chromatiques, d’une coupe d’un costume, comme de l’intensité de la lumière, [e]lle est […] un relais essentiel au sein du groupe ». Claire-Ingrid Cottanceau souligne lors de notre entretien qu’elle et Stanislas Nordey « partage en fait tous les outils qui vont construire un objet, une écriture »Entretien avec Claire-Ingrid Cottanceau par Sophie Lucet et Rachel Rajalu, Rennes, 6 novembre 2012, 13min20.. Emmanuel Clolus est également un collaborateur de longue date du metteur en scène et un interlocuteur précieux. Dès 1991, il signe la scénographie de la mise en scène de Bête de style de Pier Paolo Pasolini que Nordey a monté au Théâtre Gérard-Philippe dont il était alors artiste associé. Et, depuis 1991, il a eu en charge toutes les créations d’espace des spectacles initiés par Stanislas Nordey, à l’exception de troisIl s’agit de Un étrange voyage de Nazim Hikmet, textes choisis et adaptés par Ellisavet Spyridou, Christian Boissel et Stanislas Nordey (1996) ; Das System de Falk Richter mis en scène par Stanislas Nordey (2007) ; My Secret garden de Falk Richter co-mis en scène par Stanislas Nordey et l’auteur (2009). D’autres spectacles ont été créés sans scénographe.. Selon Emmanuel Clolus, ce qui constitue leur terrain d’échange « est lié fondamentalement au respect de l’histoire du texte et de l’acteur »VOSSIER, Entretien avec Emmanuel Clolus, op. cit., p. 290.. Tous deux ont ce souci premier de se mettre à leur service. Dans l’entretien qu’il nous a accordé en novembre 2012, le scénographe affirme : « On est conduit, nous, que par l’importance de comment dire les mots d’un auteur, c’est vraiment ça qui nous importe. Donc on se pose toujours la question effectivement par exemple de : Où est-ce qu’il [l’acteur] est ? Et où est-ce qu’on est, nous ? Face à quoi ? Et donc est-ce que c’est à 2 mètres que le texte va être mieux ? Est-ce que c’est à 50 mètres du public ? Est-ce que c’est au milieu d’une salle vide ? C’est vraiment ça. Et du coup, c’est les textes qui induisent finalement un chemin aussi. Donc c’est la priorité pour nous »Entretien avec Emmanuel Clolus par Sophie Lucet et Rachel Rajalu, Rennes, 6 novembre 2012, 14min38, souligné par l’interviewé.. On comprend que la scénographie selon Clolus s’éloigne d’une conception classique du décor illustratif pour devenir un endroit de réflexion et de construction abstraite d’un espace scénique propice à l’acte de parole de l’acteur et in fine à la défense d’un auteurLe scénographe précise : « On défend l’auteur au maximum », Ibidem, 15min45.. Un autre compagnon de route s’incarne en Philippe Berthomé qui crée la lumière de nombreux spectacles de Stanislas Nordey depuis, lui aussi, 1991. Michel Zurcher est intervenu pour le son, il suit l’histoire théâtrale de Stanislas Nordey depuis une vingtaine d’années. À cette équipe soudée, s’ajoute la présence de Martine-Joséphine Thomas, chanteuse lyrique. Cette dernière travaille avec Stanislas Nordey depuis 2003, elle est notamment intervenue à l’École d’acteur du TNB en tant qu’accompagnatrice vocale. Elle a prolongé ce suivi sur certains spectacles d’entrée dans la vie professionnelle des anciens élèves : Gênes 01, Peanuts et Living !. Son approche concerne directement le corps et la voix de l’acteur et s’appuie sur « […] des exercices physiques allant du plus petit mouvement au plus grand pour libérer le souffle […] »Lettre de Martine-Joséphine Thomas à Rachel Rajalu autour de sa collaboration avec Stanislas Nordey, Arles, 2 juillet 2013.. Là aussi, la parole et le texte sont centraux.

On le remarque au regard des membres associés à Living !, Stanislas Nordey s’entoure de personnes de confiance, avec lesquelles se sont tissés des liens durables et sûrs. Cet aspect n’est pas anecdotique car chaque nouvelle création convoque en quelque sorte une famille à l’intérieur de laquelle il n’est plus nécessaire d’exposer les règles du jeu d’une collaboration. L’accent est directement porté sur l’acte de création. Ce qui fait leur « air de famille » pour reprendre une expression de Wittgenstein, c’est leur souci du texte et de sa mise en voix par l’acteur. À cet égard, l’ensemble de l’équipe poursuit un but commun qui dépasse les fonctions propres de chacun et œuvre ensemble à un « théâtre de la parole » ou de poésie comme aime à le dire Stanislas Nordey, en se réappropriant les termes de Pasolini.

Le choix des textes

De façon assez inattendue, Stanislas Nordey a choisi d’adapter des textes des fondateurs du Living TheatreLe Living Theatre est une troupe de théâtre expérimentale qui a été créée en 1947 à New-York par Julian Beck et Judith Malina. Ils se sont fait remarquer en France lors de leur venue à l’invitation de Jean Vilar au festival d’Avignon en 1968 où ils ont présenté leur spectacle Paradise Now, pour avoir refusé de jouer dans le théâtre qui leur était réservé et être descendu dans la rue et en faisant participer le public à leur spectacle. D’après Stanislas Nordey, au-delà des aspects anecdotiques liés à l’histoire du Living et à sa venue en France, leurs écrits portent des questionnements d’actualité sur la place du public au théâtre. Cf. NORDEY, Stanislas, France culture, « La grande table », Retour sur l’histoire du Living Theatre, animée par Caroline Broué, le 12 septembre 2012, avec Stanislas Nordey, Pascal Ory, Matthieu Potte-Bonneville. : Julian Beck et Judith Malina, textes qui n’ont pas été écrits pour la scène. Si ce choix surprend, c’est bien parce que le Living Theatre, héritier d’Antonin Artaud, a, dans son sillage, interrogé la suprématie, l’autorité ou encore la sacralisation du texte par des spectacles physiques de type performatif, annonçant ainsi ce qui sera nommé le théâtre post-dramatique thématisé par H.-T. LehmannLEHMANN, H.-T., Le Théâtre post-dramatique, Paris, L’Arche, 2002 (1999).. Frédéric Vossier soutient qu’il n’y a aucune contradiction dans le fait chez Stanislas Nordey d’articuler un « textocentrisme » du XXIè siècle avec une forme théâtrale post-dramatique marquée notamment chez lui par l’effondrement de la figure du personnage, l’usage de la frontalité et de la choralité. Toutefois, les esthétiques en jeu au plateau demeurent bien distinctes. Il ne s’agissait pas pour Stanislas Nordey de faire du théâtre documentaire, ni de reprendre les codes théâtraux du Living Theatre. Plusieurs raisons prévalent à ce choix de textes de type réflexif qui n’avaient encore jamais fait l’objet d’une adaptation théâtrale.

Tout d’abord, l’artiste signale qu’il a lu ces textes à sa sortie du Conservatoire national supérieur d’art dramatique (CNSAD) de Paris (1988-1991) et que ceux-ci l’ont accompagné tout au long de son parcours. Il indique qu’il a particulièrement été marqué par une énumération de questionsOn trouvera cette suite de questions dans La Vie du théâtreop. cit., Questions. 1963., p. 32-39. Elles se présentent de la manière suivante : « je termine par des questions parce que je n’ai pas de réponses, […], quelle est la différence entre les questions et les réponses, les interrogations d’Hamlet sont-elles sa gloire ou sa tragédie, pourquoi vas-tu au théâtre, est-il important d’aller au théâtre, est-il important de lire, les gens qui vont au théâtre sont-ils différents des gens qui n’y vont pas, que t’arrive-t-il si tu vas au théâtre », etc. que Julian Beck s’adresse à lui-même et à son lecteur, lesquelles seront reprises dans le spectacle Living ! et dites par Romain BrosseauLa prise en charge de ces questions a été essayée sous différentes modalités lors des répétitions. Au moment du filage, certaines sont scandées en chœur par l’ensemble des acteurs hommes (Cf. Filage, Rennes, 24 octobre 2012, 86min15-87min51). Cette scène a été travaillée avec Martine-Joséphine Thomas. Yann Lefeivre les reprend aussi seul à la moitié du filage (Cf. Filage, Rennes, 24 octobre 2012, 69min40-76min50). Dans la version finale du spectacle, Romain Brosseau les énoncera à la fin de la proposition (Cf. Générale, Rennes, 7 novembre 2012, 85min15-93min05) et les tentatives chorales à partir de cet ensemble de questions seront abandonnées.. Ces questions entretiennent un lien étroit avec le théâtre. Elles interrogent le rapport que l’on peut avoir à lui, quel que soit l’endroit où l’on se place (artiste ou spectateur). Elles comprennent aussi une dimension politique et existentielle. Or Stanislas Nordey les partage et trouve leur nœud problématique dans celle de savoir « Pourquoi est-ce que je fais un théâtre difficile alors que j’aime faire plaisir aux gens ? »Entretien avec Stanislas Nordey par Sophie Lucet et Rachel Rajalu, Rennes, 6 novembre 2012, 1min46. La phrase à laquelle fait ici référence Stanislas Nordey est traduite dans La Vie du théâtre de la façon suivante : « pourquoi ai-je choisi de faire un théâtre qui dérange plutôt qu’un théâtre agréable alors que j’aime faire plaisir aux gens. », BECK, La Vie du théâtreop. cit., p. 37.. On peut suggérer que l’artiste se reconnaît dans la pensée propre au Living Theatre. Le Living Theatre est connu pour avoir été à la recherche de nouvelles formes qui puissent annuler ou dépasser la séparation entre la vie et l’artÀ cet égard, le Living Theatre se constitue comme héritier d’Antonin Artaud et du Théâtre de la Cruauté. ARTAUD, Antonin, Le théâtre et son double, Paris, Gallimard, 1964 (1938).. Il aspirait à un théâtre total. Dans cette quête, un souci anime ses membres qui est celui de rester en « éveil ». Judith Malina, dans un entretien accordé à Georges Banu, dira en effet qu’ils recherchent « un théâtre total où on vit comme si on était au centre de la scène, en éveil »MAGNIN, Pierre-Henri (réalisation), « Le Living Theatre hier et aujourd’hui », avec Judith Malina, Hanon Reznikov, Georges Banu,
durée : 1h,
Production Académie Expérimentale des Théâtres / Centre National du Théâtre, 2000.. À l’intérieur de cette urgence, qui est relativement commune à l’ensemble des mouvements d’avant-garde, Julian Beck, Judith Malina ainsi que les membres du Living s’intéressent à la poésie, aux questions de la troupe, de la communauté, de l’action et de la création collectives, du public et de sa participation, aux différentes formes d’oppression et aux moyens de s’en libérer. Leur approche de l’artistique et de l’esthétique mêle ainsi le poétique, le politique et l’éthique. Or, Stanislas Nordey a toujours été mû en tant qu’artiste par ces domaines de pensée et d’action humaines, par leur manière d’entrer en connexion, d’être déplacées l’une par l’autre, de se mélanger l’une à l’autre. Dans leurs écrits, il retrouve un chemin qui est celui de ses propres questionnements d’artiste et les choisir eux plutôt qu’une réadaptation de l’un de leur spectacle, c’est effectuer un pas de côté pour les affronter directement à partir d’une situation nouvelle qui est celle du théâtre d’aujourd’hui.

Ensuite, Stanislas Nordey s’apprête au moment de la création à quitter la responsabilité de l’École de théâtre du TNB qu’il avait assumée à la suite de son expérience de direction, aux côtés de Valérie Lang, du Théâtre Gérard-PhilippeStanislas Nordey a co-dirigé avec Valérie Lang le Théâtre Gérard-Philippe à Saint-Denis de 1998 à 2000. (TGP) dont les principes du projet ont été exposés dans un Manifeste intitulé « Pour un théâtre citoyen » en 1998. Par ces choix de textes, il semble renouer avec cette période de sa vie d’artiste où il avait eu lui-même pour ambition de faire mouvement, période qui a été historiquement occultée par le problème financier qui a touché le théâtre lorsqu’il était sous sa directionNotons au passage que l’équilibre financier de l’institution avait été rétabli avant le départ de Stanislas Nordey et Valérie Lang.. Nous pouvons supposer que Stanislas Nordey soulève avec ce projet le voile d’ignorance posé sur une expérience institutionnelle et artistique risquée qui offrait une place inhabituelle aux artistes et aux spectateurs au sein de la cité. Il semble alors retrouver là des préoccupations qu’il avait provisoirement mises entre parenthèse ou tout au moins abordées de façon oblique. À cette relative déliaison institutionnelleUne nuance est en effet à introduire car Stanislas Nordey reste à ce jour artiste associé au Théâtre national de la Colline, et ce depuis 2011., s’ajoute une période d’interrogation quant à son statut de metteur en scène « institué » et « consacré » qui se manifeste par un fréquent réinvestissement du plateau par le jeu mais aussi par son sentiment de s’inscrire désormais dans une dynamique répétitive de fabrication de spectacles qui relèverait davantage de la technique et de la routine. Se pose alors la question du renouveau. Aussi, la recherche de nouvelles formes théâtrales ou de nouvelles modalités de travail est-elle d’autant plus aigüe à ce moment de sa carrière, avec la concomitante question de son rapport à l’institution et de l’invention éventuelle d’un outil de travail encore impensé. Cette impression d’essoufflement touche selon lui de nombreux contemporains« On arrive quand même à la fin d’un modèle, il y a un essoufflement dans le théâtre d’aujourd’hui », entretien avec Stanislas Nordey, op. cit., 7min18. et appelle la convocation d’artistes ayant traversé eux-mêmes une période de crise identitaire non réductible à une biographie personnelle mais qui engage un contexte historique, politique, économique, culturel et artistique. Une plongée dans les textes du Living Theatre est ainsi une manière de comprendre et de s’inspirer d’une démarche qui se veut innovante, vivifiante sans pour autant souhaiter transposer ses tentatives à l’identique, qui restent propres à une époque située, ni la regarder d’un œil nostalgique. Le Living Theatre a en effet toujours essayé de relancer les dés en matière de théâtre, d’abord en se dissociant radicalement, dans les années 1950, du théâtre Broadway (acte qui a donné lieu au « off-Broadway ») pour défendre un théâtre de poésie, puis en se livrant à de nombreuses expérimentations ouvrant sur des champs théâtraux encore peu ou pas explorés – le Théâtre de la Cruauté d’Artaud, la performance et le happening, pour les pistes les plus évidentes. Aussi s’agit-il plutôt d’interroger un geste et de comprendre les ressorts d’une capacité que Stanislas Nordey qualifie de « métamorphose ». Comme le souligne Claire-Ingrid Cottanceau, ces textes sont ainsi envisagés « surtout [comme] des gestes philosophiques pour trouver notre endroit d’artiste dans le monde »Entretien avec Claire-Ingrid Cottanceau, op. cit., 4min50.. Par ailleurs, et selon un aspect que nous pourrions dire plus formel, engager un travail dramaturgique et se faire tout à coup l’écrivain d’une composition, pour Stanislas Nordey, constitue un essai inaugural dans son parcours de metteur en scène. Comme il le souligne lui-même, penser une structure, procéder à un montage d’extraits de textes, composer une partition l’« inquiète »Entretien avec Stanislas Nordey, op. cit., 17min51. et crée de l’inconfort. C’est une mise en état d’éveil qui tend vers un acte créateur. Stanislas Nordey n’est plus seulement ici le « passeur », le « traducteur »Stanislas Nordey souligne lors de notre entretien qu’ « [il] ne se conçoi[t] pas comme un créateur » mais plutôt comme un « passeur », un « traducteur » de textes d’auteurs. Pour reprendre une autre de ses expressions, il est « l’organisateur de rencontre ». Entretien avec Stanislas Nordey, op. cit., 16min27 et 3min52. de textes déjà fixés, il crée une partition.

Enfin, le metteur en scène note qu’un concours de circonstances a favorisé la création de ce spectacle. Judith Malina a cédé les droits des textes au moment où les élèves acteurs se préparaient à sortir de l’école. Or, selon Claire-Ingrid Cottanceau, la façon dont la promotion VII a fait corps, troupe ou groupe, leur manière spécifique d’être et de faire ensemble au cours de leur trois années de formation résonnait avec les fondements d’une expérience de théâtre propre au Living, qui, troupe d’artistes, faisait communauté jusque dans la vie quotidienne. Selon ses propres mots, la promotion VII formait un « groupe très exemplaire dans le sens de la communauté »Entretien avec Claire-Ingrid Cottanceau, op. cit., 1min38..

On perçoit ainsi la façon dont se sont tissés les fils de ce projet où un contexte historique, biographique et culturel spécifique a réactivé le besoin ou la nécessité pour Stanislas Nordey de se rapporter à l’expérience du Living Theatre avec ses jeunes élèves afin, comme il le dit lui-même, de savoir « comment la parole [du Living Theatre] aujourd’hui agit encore »Entretien avec Stanislas Nordey, op. cit., 11min22. et de réinterroger un oubliStanislas Nordey déplore que le Living Theatre soit tombé dans l’oubli et ait été rejeté aussi bien par les artistes français que par les chercheurs. Il note au passage que les ouvrages de Julian Beck ne sont plus édités et sont épuisés. D’après lui, cet oubli s’explique par des enjeux de pouvoir. La pensée et les pratiques de ce théâtre gênaient les artistes qui monopolisaient la charge des institutions théâtrales et n’entendaient pas la partager, ni remettre en cause un contexte qui leur était favorable. Stanislas Nordey attribue ainsi des raisons politiques et d’intérêts privés à cette mise au ban..

Le protocole général du processus de création – une approche solitaire

Une fois les textes déterminés et l’équipe constituée, Stanislas Nordey dessine les traits d’un protocole de travail qui commence pour l’ensemble de l’équipe par la lecture des textes fondamentaux. Quatre ouvrages ont été mis au programme, qu’il a distribué un à un aux acteurs à un mois d’intervalle chacun, avec pour consigne de lire ces textes, de restituer de façon personnelle la manière dont ils faisaient écho en eux et de sélectionner les passages qui les agitaient ou « les brûlaient », selon une expression de Claire-Ingrid Cottanceau. Nous pourrions résumer ces demandes par deux verbes d’action : « découvrir et désirer » de façon solitaire, premiers pas vers la rencontre.

Remarquons que le point de départ du travail se situe encore une fois dans le texte, dans la langue et ce pour chacun des membres de l’équipe. Seul Philippe Berthomé reconnaît ne pas passer par là pour construire les lumières« Le texte, ce n’est pas du tout mon moteur », entretien avec Philippe Berthomé par Sophie Lucet et Rachel Rajalu, Rennes, 6 novembre 2012, 3min27. mais tirer sa puissance imaginative de ses rêveries ou du travail de répétition effectué au plateau. Au contraire, Emmanuel Clolus y trouve ses points d’ancrage. C’est à partir de leur lecture attentive qu’il emprunte les chemins de la création d’où naissent ses idées : « je découpe […], je déconstruis le texte et je vais essayer de voir un peu comment c’est articulé à l’intérieur et [je vais] essayer de trouver une dramaturgie de l’espace à l’intérieur des mots et à l’intérieur de l’histoire »Entretien avec Emmanuel Clolus, op. cit., 1min45.. Notons au passage que l’espace semble, dans le propos du scénographe, constituer lui aussi un lieu de récit qui émerge du texte et doit y reconduire. De son côté, Claire-Ingrid Cottanceau dessine ce qu’elle appelle des « chemins de lecture »Entretien avec Claire-Ingrid Cottanceau, op. cit., 11min18., qui sont autant d’angles d’approche possible pour des textes aux genres et registres variés et aux thèmes multiples. Par exemple, elle a construit un montage à partir de Théandrique qui est selon ses propres termes : « une œuvre poétique et écrite sur la fin de l'épopée Living par Beck, [ce qui] donnait un certain axe ou regard sur toute l’œuvre ». Il s’agit alors de construire des « colonnes vertébrales » possibles autour desquelles les fragments de textes peuvent venir s’agréger. Ce travail de soi à soi est poursuivi par une mise en commun, dialoguée, qui s’effectue entre Stanislas Nordey, Emmanuel Clolus et Claire-Ingrid Cottanceau.

Si le point de départ et la finalité du geste se situent dans le texte, une spécificité caractérise ce projet-ci. En effet, le procédé choisi par Stanislas Nordey de demander aux acteurs de sélectionner des passages de textes participait du processus de composition et d’écriture de la partition finale. D’après le metteur en scène, « c’était important de passer par leur subjectivité »Entretien avec Stanislas Nordey, op. cit., 17min36.. Ici, celle de jeunes artistes, mis à contribution par l’opération de choix, qui pointent des aspects proches de leurs propres préoccupations d’acteurs sortants d’une école, donc fragilisés car se trouvant face à un parcours à tracer de toutes pièces. Partir du désir de l’équipe d’acteurs, c’est une autre manière de montrer l’actualité prégnante de ces mots. Du point de vue du jeu, choisir une partition, pour l’acteur, permet d’envisager une voie d’accès au texte d’emblée personnelle, singulière, et facilite en ce sens son appropriation. Du point de vue de l’art de la composition du metteur en scène, il s’agira de ne pas partir de rien. Introduisons toutefois une nuance quant à ce point de départ du processus. Si effectivement les acteurs ont bénéficié d’un immense espace de liberté, celui-ci s’est peu à peu resserré au fur et à mesure du processus : certaines partitions ont été permutées au sens où des acteurs ont pris en charge des textes sélectionnés par d’autres. À cela s’ajoute que Stanislas Nordey en a réinjecté de nouveaux et soustrait d’autres dans la version finale. On observe donc que cette modalité de travail oblige à trouver un équilibre entre les désirs des acteurs et les siens propres. Car c’est bien lui, dans son dialogue avec Claire-Ingrid Cottanceau et l’équipe d’acteurs, qui a décidé in fine de la composition de la partition même si elle émanait en grande partie du travail de défrichage de ces derniers. On dira alors que le désir des acteurs a constitué un point de départ pour l’écriture dramaturgique comme pour l’écriture de plateau. Exposons à présent le protocole de travail à partir du début des répétitions.

Une première période s’est déroulée au mois de juillet 2012 en Avignon dans un gymnase. Au cours de ces trois semaines, les acteurs ont pu restituer leur sélection, approfondir leur lecture, échanger avec leurs partenaires, élargir et/ou redéfinir leurs points de vue mais aussi leurs choix, dialoguer avec Stanislas Nordey et Claire-Ingrid Cottanceau. Une seconde séquence a eu lieu à Rennes au Théâtre national de Bretagne du 8 octobre 2012 au 8 novembre 2012, jour de la première représentation.

Le processus de création s’est déplié sur trois temps qui ne recouvrent pas les lieux et les découpages temporels du calendrier : un premier relève du travail préparatoire individuel dans la rencontre solitaire avec un texte ; un deuxième se caractérise par de la recherche « pure » dialoguée et commune en Avignon et lors des premiers jours à Rennes ; un troisième de construction proprement dite correspond à la fin des répétitions avant la première. Nous avons présenté la phase préparatoire, passons à présent à ce que nous nommons la phase exploratoire.

Deuxième partie. La phase exploratoire de la langue et de l’espace

L’exploration d’une langue

Après une période d’incubation dans la solitude qui a donné lieu à des restitutions (les acteurs ont rendu sous une forme libre leurs impressions au metteur en scène par message électronique ou courrier postal ; Claire-Ingrid Cottanceau a tracé des « chemins de lecture » ; Emmanuel Clolus a proposé des esquisses, des dessins), l’ensemble de l’équipe s’est retrouvée – à l’exception du scénographeLe scénographe, Stanislas Nordey et Claire-Ingrid Cottanceau se rencontraient parallèlement pour échanger entre autres choses sur l’espace. et du créateur lumière – à Avignon pour une mise en commun des approches singulières.

Chacun des acteurs y a partagé ses textes à l’intérieur de ce que Claire-Ingrid Cottanceau appelle « une communauté d’écoute »Entretien avec Claire-Ingrid Cottanceau, op. cit., 15min58.. S’est ouverte une période de répétition sans enjeu immédiat de résultat dont le principe a reposé sur un processus de recherche autour de la table. Elle a été particulièrement appréciée par les acteurs qui l’ont vécue avec le sentiment aigu d’un privilège. Comme le souligne une des actrices du projet, Ophélie Maxo : « on n’était pas dans un endroit de la représentation, de répétition pour représenter quelque chose »Entretien avec Ophélie Maxo par Sophie Lucet et Rachel Rajalu, Rennes, 26 octobre 2012, 3min22.. Beaucoup évoquent ce temps comme étant non relié à des obligations ou à des contraintes de production, comme s’il avait été purement gratuit et sans finalité spécifique. Libéré du poids de la représentation et de la rencontre avec le public, toutes deux différées dans le temps, il offrait un espace vide pour la rencontre.

Ce temps de recherche correspond à une phase exploratoire de la langue de Julian Beck et Judith Malina. Lors de ces trois semaines, l’équipe procède en effet à une mise en bouche de mots choisis. Par ces traversées de texte, elle construit un univers de paroles, de sonorités, de musicalité, de sens qui constitueront autant d’impressions et de perceptions visuelles et sonores susceptibles de créer un espace imaginaire reliant les singularités des seize acteurs.

Si effectivement ces trois semaines font exception par rapport aux conditions habituelles de production, en revanche, Stanislas Nordey y reprend un protocole assez classique chez lui. Toutes ses répétitions débutent par un travail à la table. Ainsi, si le gymnase d’Avignon n’avait pas la forme d’une salle de spectacle qui délimite traditionnellement deux espaces : la scène et la salle et qui est la plupart du temps plongée dans l’obscurité de la « boîte noire », il reste que le centre des premiers jours de répétition est fixé sur cette table. Depuis celle-ci les acteurs parlent et écoutent, puis ils se lèvent petit à petit pour investir l’espace qui l’entoure. Certes, cet espace de travail n’était pas anodin et avait un caractère inaccoutumé. Être dans cette ville faisait écho à la présence du Living Theatre en 1968 à ce même festival à l’invitation de Jean Vilar où ils avaient joué Paradise Now. À cet égard, ce lieu tissait un fil historique. Le gymnase en lui-même représente en outre un espace hors du théâtre entendu comme établissement pensé pour produire, accueillir et diffuser des spectacles, ce qui peut être interprété ici comme un clin d’œil à la troupe du Living qui préconisait de sortir de l’institution, de la « structure » pour investir la rue afin de réaliser un acte de théâtre politique partagé et de toucher un maximum de public. Enfin, être pris dans le mouvement du festival crée de l’enthousiasme, de la curiosité et une certaine dynamique de jeu. Le contexte pouvait alors faire sens.

Pour autant, c’est avant tout dans la mise en voix autour de la table que résident les aspects essentiels de cette période de travail comme préambule à la répétition dans l’espace scénique. Ce dispositif est l’une des marques de fabrique du metteur en scène : « Depuis une dizaine de spectacles, j’ai enfin trouvé un dispositif de répétition qui me convient très bien. On met la table au milieu de l’espace scénique, vraiment, et puis l’acteur se lève quand il le veut, le peut, et il a le droit de travailler tout autour de la table. Il ne se sent pas dans un rapport où il fait face à une barre de gens qui le regardent, c’est plus un rapport circulaire. Ensuite, peu à peu j’enlève la table et on se retrouve dans un rapport frontal »VOSSIER, op. cit., p. 218.. Ce protocole participe de la construction d’une mémoire autour de la langue qui n’est pas réductible à celle du texte mais qui s’étend à la manière dont le groupe s’écoute, travaille, construit ensemble une histoire qui sera la sienne et un imaginaire musical et visuel commun. Des images et des figures apparaissent alors. Ce dispositif qui s’initie dans la voix de l’acteur est aussi celui que Nordey pratiquait lors de ses ateliers à l’école de théâtre. C’est donc un principe d’action qui est appliqué de façon quasi-systématique en répétition, que celle-ci vise la création d’un spectacle ou la formation d’un acteur. Le premier pas de la création s’articule ici encore autour de la parole, du rythme, des sonorités. C’est d’abord la texture ou le corps des mots qui importe avant même leur sens. Il semblerait que ce soit le procédé, l’outil par lequel, selon Stanislas Nordey, peut se réaliser la rencontre entre un acteur et un texte.

De cette exploration des matériaux textuels, Claire-Ingrid Cottanceau captera 12 heures de vidéo qui devront être réduites à environ 1h30Un des acteurs nous apprend que ce choix d’une durée maximale du spectacle a été fait dès Avignon. Selon ses termes : « Stan, au début du travail, nous a dit : ‘je crois qu’il faut que ce soit une forme courte parce que ce sont des textes difficiles à entendre’ ». Entretien avec Thomas Pasquelin par Sophie Proust et Rachel Rajalu, Ivry-sur-Seine, 16 décembre 2012, 7min21. lors des répétitions à Rennes. C’est dans cette ville que commencera l’exploration par l’acteur d’un espace de jeu.

L’exploration d’un espace de jeu

Les acteurs sont arrivés dans la salle qui allait être celle d’accueil du public des premières représentations dans le cadre du Festival Mettre en scène. Ils y ont découvert un leurreUn leurre est un faux décor, ici une structure dont les contours sont similaires à la scénographie finale capable de faire illusion. Les leurres peuvent avoir été construits dans l’attente de la livraison du décor final pour que les acteurs puissent évoluer dans un espace aux aspects définis. Cela permet de mettre à l’essai les déplacements des acteurs au sein de l’espace et d’y inscrire leur voix et leur corps mais aussi la scénographie elle-même – conçue au préalable mais non pratiquée – et éventuellement en redéfinir certains aspects, voire tous ses éléments si cela est nécessaire. Comme le souligne Emmanuel Clolus à propos des espaces qu’il crée : « On ne peut pas tout imaginer sur papier. […] On imagine le plus gros de l’espace mais après, ça, c’est modifié par les acteurs, par l’histoire et par les répétitions. » Entretien avec Emmanuel Clolus, op. cit., 2min59. correspondant à la proposition de scénographie.

Après une coupure de deux mois et avec cette arrivée dans un nouvel espace, comment, pour l’équipe, habiter le théâtre de ses voix et de ses corps ? Son appropriation passera par un ensemble d’improvisations.

Ces improvisations ont démarré dès la prise en charge par Claire-Ingrid Cottanceau, seule, de l’équipe à Rennes le 8 octobre 2012. Afin de les aider à réactiver leur mémoire et à se ré-agencer dans un collectif, elle a d’abord interrogé les acteurs sur leur expérience avignonnaise et leur a demandé de s’exprimer à nouveau sur la question de savoir comment ces textes résonnent en eux. Autrement dit, elle a organisé les conditions d’une réactivation des souvenirs et de l’imaginaire qui leur est lié depuis le début du processus, tout en les invitant à renouveler ou à redéfinir leur approche, tout au moins à en déceler les évolutions. Elle a consigné ces aveux intimes ou récits biographiques d’acteurs dans des enregistrements audio. Elle leur a ensuite proposé d’investir l’espace de la scène en les invitant de façon imagée à passer une journée en forêtL’image de la forêt renvoie au film de François Truffaut de 1966, Fahrenheit 451. dans des traversées silencieuses. Elle leur a aussi proposé de lire tous ensemble en même temps les textes de Julian Beck et de Judith Malina. Il s’agissait alors de réentendre la matière textuelle, la langue et de jouer sur la polyphonie. Mais aussi de prendre possession d’un espace, de le peupler de leur corps et de leur voix en s’y déplaçant dans le silence ou en y scandant des paroles.

Ces trois premiers jours de répétition à Rennes ont constitué une sorte de transition avant la reprise des répétitions par le metteur en scène, une entrée sur les sentiers forestiers de la perte et de la désorientation.

Troisième partie. L’épreuve du plateau

Nous distinguons alors une troisième période dans le processus de création de Living ! : après celle de la découverte en solitaire et celle de l’exploration de la langue et de l’espace, vient celle de l’épreuve du plateau. Bien entendu, ces périodes ne s’excluent pas mais constituent plutôt des couches qui viennent se superposer les unes aux autres puis se fondre les unes dans les autres. Aussi, les temps de découverte et d’exploration perdurent-ils pendant les essais et inversement les essais sont déjà à l’œuvre dans ces deux premiers temps. L’épreuve du plateau concerne l’ensemble du dispositif de création, c’est pourquoi nous avons choisi de montrer comment elle agit sur ses différents modes d’être.

Scénographie et lumière

Arrêtons-nous alors quelques instants sur le processus de création de la scénographie. Comme nous l’avons déjà souligné, le point de départ de la réflexion d’Emmanuel Clolus s’enracine dans les textes qui seront dits par les acteurs. À cela s’ajoutent des discussions avec Stanislas Nordey et Claire-Ingrid Cottanceau pour tenter de circonscrire un espace : exclure certaines pistes, en explorer d’autres. Emmanuel Clolus dira que la conception d’un espace scénographique dépend « d’un processus de dialogue et en même temps de dessin, de recherche graphique »Entretien avec Emmanuel Clolus, op. cit., 2min49.. D’autres aspects interviennent également, de nature plus pragmatique : prendre en compte les contraintes qui s’imposent au projet – la plupart du temps financières, faire un état des lieux du matériel et des matériaux déjà disponibles qu’il est possible de recycler.

À partir de ce travail de recherche, Emmanuel Clolus et les autres membres de l’équipe ont opté pour un « espace abstrait » selon les termes du scénographe ou encore pour un « espace plastique » selon ceux de Claire-Ingrid Cottanceau. Il ne s’agissait pas de construire un décor qui viendrait servir un propos en l’illustrant ou en le documentant. La réappropriation des textes par l’équipe, qui soulignons-le encore n’avait pas pour objectif de créer un document, exige une scénographie qui soit propre à l’imaginaire et aux intérêts qu’ils ont eux-mêmes développés. Or ces derniers sont motivés par la question de savoir comment ces textes agissent encore aujourd’hui, selon le souci de Stanislas Nordey. Aussi, s’agit-il de mettre le spectateur au travail, à l’ouvrage ; qu’il soit mis en demeure de s’interroger lui-même. C’est pourquoi la scénographie reste ouverte, inachevée de telle sorte que « le public [puisse] rêver là-dedans »Entretien avec Emmanuel Clolus, op. cit., 12min30.. L’espace scénique doit empêcher la clôture du sens malgré les frontières du bâtiment, de la salle ou entre salle et scène.

Au « milieu » de la scène figure un praticableUn praticable est une structure intégrée ou constituant l’espace scénographique dont peut se servir l’acteur pour jouer et évoluer. qui sert d’espace de jeu pour l’acteur. Il peut y circuler à sa convenance : dedans, dehors, dessus, autour. Sur la façade de cette structure, et donc face public, se dresse un mur de 250 tubes fluorescents positionnés parallèlement les uns aux autres sur la longueur et espacés chacun de quelques centimètres de telle manière que, lorsqu’ils sont éteints, il soit possible de voir ce qui se passe derrière. Allumés, ils éclairent le public. Au creux de cette façade, un cadre vide ou une estrade qui sert de scène de jeu et d’espace iconographique. Cette structure permet de « renouveler l’écoute »Ibidem, 12min50. dans la mesure où les acteurs peuvent dire leur texte depuis des niveaux différents de hauteur. Ces déplacements, qui peuvent s’effectuer horizontalement (à même le sol) ou verticalement (depuis la structure ou depuis les passerelles), produisent des nuances perceptives qui obligent le spectateur à sortir d’une mécanique de l’écoute et à réactiver son attention. Or, comme le souligne Thomas Pasquelin, un des acteurs du projet, en reprenant les termes de Stanislas Nordey : « ce sont des textes difficiles à entendre » Entretien avec Thomas Pasquelin par Sophie Proust et Rachel Rajalu, Ivry-sur-Seine, 16 décembre 2012, 7min23.. C’est pourquoi l’écoute doit pouvoir être ranimée grâce à des variations sonores à partir d’un jeu sur l’espace, ce que permet la scénographie.

La structure finale a été installée le 26 octobre 2012, c’est-à-dire environ deux semaines avant la première. Nous l’avons souligné, les acteurs évoluaient auparavant dans/avec un leurre. Cette période peut être considérée comme une mise à l’essai de la scénographie : ils expérimentent l’espace de différentes manières et à différents endroits par des traversées qui dessinent peu à peu les parcours de chacun mais aussi ce que sera la proposition scénographique finale. Au cours des répétitions, des modifications apparaissent dans l’espace en rapport au jeu des acteurs et à la perception des regards extérieurs qui sont assis à l’endroit du public. (Ici Stanislas Nordey, Claire-Ingrid Cottanceau, Martine-Joséphine Thomas, Emmanuel Clolus, Philippe Berthomé. Tous participent au travail de répétition.) L’espace conçu et pensé est donc bien mis à l’épreuve du plateau, il est testé par le jeu et le texte proféré, puis accepté tel quel ou modifié voire rejeté. Par exemple, alors que sur le papier les 250 fluorescents devaient être répartis sur la façade de la structure de façon symétrique, ils ont été installés de manière dissymétrique : côté jardin, on en observe trois colonnes, côté cour, deux seulement. Cette décision a été prise au cours des répétitions. D’après Emmanuel Clolus, « cette dissymétrie aide à la compréhension de l’esprit de Beck » sans imposer d’interprétation. Un autre changement a eu lieu dans le positionnement de la structure sur la scène : alors qu’elle devait être parallèle à l’espace des spectateurs, on a préféré la placer légèrement de biais. Faire pivoter les angles, c’était une manière de déplacer le regard du spectateur en encourageant des déviations qui pouvaient trouver des points de fuite ou de rebond au-delà de l’espace scénique. Ainsi, la scénographie « a évolué en fonction des répétitions » ; l’espace « s’est désaxé »Idem, 3min28. nous dit Emmanuel Clolus. C’est une méthode de travail que ne craint pas Stanislas Nordey, lequel n’hésite pas parfois à transformer de façon radicale les propositions initiales. Si l’on reprend les propos d’Emmanuel Clolus, un critère indique la fin des recherches en matière scénographique pour un projet déterminé : lorsque l’« on pense que dans cet espace-là on écoute bien le texte »Idem, 12min49. Remarquons au passage que le verbe utilisé par Emmanuel Clolus est le verbe « écouter » et non « entendre ». Selon nous, cet usage est ici significatif dans la mesure où il est revendiqué dans le théâtre de Stanislas Nordey une participation active du spectateur dans sa saisie du texte, saisie qui n’est pas fermeture. Dans l’écoute, le spectateur est l’agent actif de son expérience, il tend l’oreille, il prête attention, son corps est dressé vers la parole de l’acteur et derrière elle vers les mots de l’auteur. Au contraire, on peut entendre, percevoir un son, un bruit sans être présent à cette perception, y être sensible de façon passive. Est soulignée également par cet usage l’absence d’indication de la part de l’équipe sur la compréhension ou l’interprétation qu’il conviendrait d’avoir quant au texte dit. Rien n’est déjà entendu et rien de doit être déjà entendu.. Ce critère suppose que l’acteur s’y sente à un endroit qui lui convienne puisqu’il est ce passeur du texte, ce lieu de jonction de l’écoute entre un soi et des mots étrangers. Aussi ai-je été frappée par l’absence de réaction de la part de des acteurs devant leur environnement spatial. D’aucuns prétendaient s’y fondre naturellement, sans y prêter attention. Nous avons ainsi souvent entendu, lors des entretiens et alors qu’ils étaient questionnés sur leur rapport à l’espace et sur le rôle des autres membres de l’équipe de création dans leur travail : « je ne sais pas », « je n’ai pas pensé à ça », « c’est naturel ». La dernière remarque m’a surprise plus que les précédentes : un théâtre et plus encore un espace scénique me paraît être tout sauf un lieu « naturel ». Il est au contraire le terrain d’une multitude de médiations qui se croisent et a été construit artificiellement. Ce sont les propos d’Emmanuel Clolus qui pourraient apporter quelques éclaircissements sur ce point. Selon lui, donc, si quelque chose dans le jeu de l’acteur ne fonctionne pas, c’est-à-dire si le texte n’est pas convenablement audible, s’il ne peut être écouté, c’est que l’espace présente des imperfections. Au contraire, quand l’acteur fait corps et voix avec son espace de jeu et qu’il est écouté, alors la réalisation scénographique a atteint son objectif. C’est peut-être alors parce que l’acteur n’est plus dans un effort d’écoute de l’espace scénique qu’il a le sentiment de s’y déplacer spontanément, en liberté. Le sentiment de naturalité du rapport à l’espace serait lié à celui d’une absence d’aspérité dans le cours du jeu, elle-même reliée en dernière instance au rapport au texte. À cet égard, on pourrait dire que la dissymétrie créée par l’espace, et conséquemment par les déplacements des acteurs qui y évoluent, qui répond à l’asymétrie des textes, s’annule au profit de leur jeu, de leur rencontre avec la langue d’un auteur, sans perdre pour autant ses effets pour le spectateur, constamment rappelé à l’exercice de l’écoute.

La lumière subit les mêmes aléas. Philippe Berthomé fonctionne, dans sa collaboration avec Stanislas Nordey, à l’essai. Dans la mesure où la mise en scène n’est jamais pré-déterminée, qu’elle se construit au fur et à mesure des répétitions, il est impossible d’élaborer un plan lumière en amont de celles-ci, ni non plus de procéder par paliers, par tranches ou par séquences. Philippe Berthomé souligne que c’est une des spécificités du travail avec Stanislas Nordey mais aussi une de ses difficultés. Il indique que les répétitions étant toujours en mouvement, ne proposant jamais une mise en espace fixe, il a renoncé à « suivre » les acteurs avec la lumière au jour le jour. D’abord pour des raisons techniques : les changements sont si soudains et fréquents qu’à peine a-t-il placé des projecteurs que son installation est déjà désuète. Ensuite pour des raisons d’économie : Philippe Berthomé souligne le travail harassant que cela suppose et l’épuisement auquel il se sent assujetti. Il suit donc les répétitions du regard, éclaire quand il peut, fait quelques tentatives et propositions mais construit son plan à la fin des répétitions, lorsque les déplacements des acteurs sont relativement définis. Peut-être est-ce possible dans le théâtre de Stanislas Nordey parce que la question de la lumière lui paraît moins déterminante que celle de la scénographie ? Elle est peut-être aussi moins dépendante de facteurs extérieurs, au contraire de la scénographie : délais de construction des ateliers, délais de livraisons, temps des essais ? Si la lumière semble pouvoir être « improvisée » dans les tout derniers jours de répétition, en revanche, ce n’est pas le cas d’une scénographie même si, par principe, une proposition peut toujours être abandonnée au dernier moment. La lumière accompagne donc le travail du plateau mais elle n’apparaît pas comme centrale dans le processus.

Les tentatives chorales polyphoniques

Stanislas Nordey a demandé à Martine-Joséphine Thomas, chanteuse lyrique et pédagogue, d’intervenir sur ce projet de fin d’école comme elle l’avait déjà fait lors des trois précédents pour un accompagnement vocal. Sa venue et sa présence aux répétitions à Rennes lancent un pont entre l’école et la création professionnelle dans la mesure où elle a suivi les anciens élèves tout au long de leur parcours. En ce sens, elle est pour les acteurs une figure douce et familière. Sa présence est aussi le signe de l’importance accordée par Stanislas Nordey au travail de la voix et à la question de la choralité.

Martine-Joséphine Thomas intervient auprès des acteurs en général le matin et leur propose des « phase[s] de relaxation propice à la concentration »Lettre de Martine-Joséphine Thomas, op. cit.. Ces séances ont pour objet d’assouplir les corps et de préparer la voix qui en dépend. Selon ses propres termes, il s’agit « de préparer tout le corps et toute la machine à phonation »Cf. Travail vocal, Rennes, 25 octobre 2012, 5min10.. Cette préparation qui repose sur un ensemble d’exercices physiques sert également à repérer les tensions musculaires persistantes afin de chercher à en atténuer les effets sur la qualité de la voix. Martine-Joséphine Thomas commence ces exercices par un relâchement des muscles de l’ensemble du corps (bras – ceinture abdominale – fessier – périnée – musculature des cuisses – genoux – jambes – pieds – doigts de pieds) pour atteindre spécifiquement la région maxillaire et détendre finalement le muscle du diaphragme. Elle propose ensuite des exercices de respiration puis d’étirement ou d’échauffement de la voix. Elle poursuit par un travail sur le rythme qui ouvre sur un ensemble. Tous ces exercices ont de nombreuses vertus une fois sur le plateau : disponibilité physique et psychique, qualité et ampleur de la voix et développement de « l’écoute mutuelle ». Or, nous l’avons vu, un des aspects de ce travail réside bien dans la capacité de chacun à participer à un ensemble et d’être dans une position d’écoute active. De plus, les exercices de détente physique peuvent aussi être réinvestis pendant le spectacle. Martine-Joséphine Thomas insiste sur cet aspect auprès des acteurs lors de la séance filmée : « ces petits micro mouvements là, vous pouvez toujours les faire sur le plateau. Ça ne se voit pas et comme en plus vous êtes mobiles, vous grimpez, vous pouvez toujours à certains moments prendre des postures ou faire des micro mouvements pour détendre des endroits qui peuvent se tendre pendant le travail, pendant le spectacle »Ibidem, 4min35..

Stanislas Nordey a de plus demandé à Martine-Joséphine Thomas de composer une partition à partir des « Questions. 1963. » de Julian BeckCf. Supra, note n°14. que les acteurs hommes auraient à charge d’assumer en chœur. Elle a donc mené des séances de travail vocal et musical à partir d’une proposition de partition chantée. Ce chœur a été essayé au plateau lors des répétitions à Rennes selon plusieurs modalités pour être finalement écarté par Stanislas Nordey. D’autres tentatives de prise de parole de cet ordre ont été explorées pour être elles aussi abandonnées. C’est un autre chœur qui se formera à la fin des répétitions composé de Nathan Bernat, Duncan Evennou et François-Xavier Phan disant notamment des extraits des Bonnes de Jean GenetPour un exemple de ce chœur, Cf. Générale, Rennes, 6 novembre 2012, 71min12-72min45. sur le mode d’une ritournelle. Les trois acteurs ne parlent pas en même temps mais d’une seule voix l’un après l’autre. N’ayant eu leur texte que deux jours avant la première, Martine-Joséphine Thomas les a aidé à clarifier leur partition et à apprivoiser les éléments techniques liés à la médiatisation de leur voix par des micros. Elle a également accompagné les autres séquences chorales du spectacle, comme celle par exemple de Sara Amrous et Simon GauchetCf. Générale, Rennes, 7 novembre 2012, 74min19-75min50..

L’acteur en jeu

Entrons à présent plus en détail dans le travail des acteurs proprement dit. Nous avons montré qu’il communique avec l’ensemble des créateurs du projet et qu’il influe sur la nature des éléments scéniques. Or, ces éléments descriptifs indiquent la place essentielle de l’acteur au sein du processus de création : l’acteur est central car il est le porteur de la parole de l’auteur. C’est pourquoi c’est autour de lui que viennent s’articuler les autres éléments du spectacle.

Le principe des répétitions à Rennes a consisté à confronter les matériaux textuels (12 heures de matière) à l’espace. Au départ, la voie reste libre et ouverte mais au fil des essais il s’agira pour le metteur en scène de rassembler les images perçues, de sélectionner les textes qu’il souhaite conserver, de les augmenter de ceux qu’il veut entendre et de leur trouver une structure, un agencement, une cohérence.

Les répétitions à Rennes ne partent cependant pas de rien. Comme l’a souligné Claire-Ingrid Cottanceau lors de notre entretien, « des figures » ont peu à peu émergé de l’immersion dans la langue de Beck et Malina au cours de la période en Avignon. Le terme de « figure », très utilisé par l’équipe de façon spontanée, mérite quelque attention. La figure, au sens commun, renvoie à la fois au visage et à la représentation d’une chose. Du côté du visage, nous pourrions dire qu’elle signale la singularité la plus profonde et la plus fragile – à nue – d’un être humain. Et par son caractère unique et sa vulnérabilité, ce visage reflète une humanité commune. La figure comme le visage symbolise la rencontre du singulier et de l’universel. L’appel au caractère représentatif de la figure invite également à penser qu’en figurant, l’acteur manifeste autre chose que lui-même et dans notre cas, la langue étrangère d’un auteur. On perçoit ici que le terme de « figure » est venu se substituer à celui de « personnage » en lui ôtant son masque pour toucher « ce point de rencontre »VOSSIER, op. cit., p. 214. qu’évoque Stanislas Nordey et qui désigne cette fusion entre un acteur singulier, un texte original et un instant unique, celui de la parole dite. Le terme de « figure » incarne alors l’image de cette rencontre et à cet égard elle est à elle-même une histoire. Certaines figures s’étaient donc dessinées lors du travail préparatoire qu’il s’agissait à présent de creuser, quand d’autres restaient à découvrir de telle sorte que seize, c’est-à-dire chacun des acteurs, puissent finalement exister et co-exister.

Une grande partie de ce travail s’opère par différentes tentatives de plateau. Des règles ou des contraintes de jeu sont données par Stanislas Nordey : qui prend quel texte, à quel moment, dans quel ordre, selon quel mouvement, accompagné de quels « témoin(s)Le terme de « témoin » a son importance dans la grammaire de l’équipe de Stanislas Nordey. Yann Lefeivre signale que dans ce terme « il y a quelque chose à la fois d’accompagner, de soutenir tout en étant en retrait et en ayant [une] écoute active ». »Pour un exemple de ce temps d’indication effectué à la table par le metteur en scène en direction de ses acteurs avant un filage, cf. Travail à la table, Séquence 1, Rennes, 24 octobre 2012.. Les acteurs procèdent ensuite à ce que l’équipe nomme « des traversées » qui correspondent à des plongées dans les textes, dans la langue des auteurs au sein de l’espace scénique, à ce stade de la création, sur un mode improvisé et dont le cadre est défini par les exigences du metteur en scène. Les acteurs doivent être là créateurs d’image en même temps qu’ils doivent être engagés dans la pensée de leur texte. Lorsque nous avons capté un filage (parmi de nombreux autres effectués par l’équipe), les actrices Mi Hwa et Marina Keltchewsky ont proposé une scène proche de la performance où tout en disant leur texte elles se jetaient des œufs l’une sur l’autreCf. Filage, Rennes, 24 octobre 2012, 18min00-26min21.. Stanislas Nordey n’a pas gardé cette proposition comme tant d’autresParmi ces tentatives rejetées, deux scènes jouées nues lors du filage qui a été filmé : l’une correspond au « N » de l’abécédaire où tous les acteurs figurent, l’autre à une chanson interprétée par François-Xavier Phan. Ces plans ont été coupés à la demande de certains interprètes. Toutefois, il n’est pas nécessaire d’insister sur cette question. Ce qui compte ici, ce n’est pas la nudité mais celle du mouvement de va-et-vient qu’incarne le geste de construction d’un spectacle., en revanche, il a saisi celles qui lui paraissaient pertinentes. C’est le cas par exemple d’une tentative effectuée de façon impromptue par Karine PiveteauEntretien avec Karine Piveteau par Sophie Lucet et Rachel Rajalu, Rennes, 26 octobre 2012.. Cette dernière avait sélectionné des phrases courtes lors de ses lectures personnelles et Stanislas Nordey lui avait demandé d’approfondir cette piste. Toutefois, elle nous rapporte lors de notre entretien que ces courts morceaux ne trouvaient pas leur place dans l’ensemble. Aussi, lors d’une « traversée » les a-t-elle disséminées entre les ariasL’ « aria » est pour cette proposition également un terme clé. Il est emprunté au champ lexical de l’opéra et renvoie à des partitions chantées en solo mais accompagné. Ce terme accentue ici la volonté d’articuler des figures singulières appuyées par les autres membres de l’ensemble, ici en position d’écoute, et souligne le caractère chanté de la prise de parole des acteurs. Pour un exemple d’aria dans le cadre de Living !, voir la scène de Anaïs Müller, Générale, Rennes, 7 novembre 2012, 62min-71min01. en surgissant ponctuellement sur le plateau. Cette idée a été conservée, travaillée, reconfigurée. Dans la version finale du spectacle, la figure de Karine Piveteau intervient régulièrement pour de courtes prises de parole.

Stanislas Nordey observe ces traversées des acteurs sans intervenir, sans interrompre leur déroulé. Comme le dit Sara Amrous, une des actrices du projet, à propos du metteur en scène : « ce n’est pas quelqu’un qui dirige en live »Entretien avec Sara Amrous par Sophie Lucet et Rachel Rajalu, Rennes, 13 novembre 2012, 25min40.. Nous l’avons dit, le travail à la table constitue un élément central des répétitions. De fait, il le demeure jusqu’à la fin. Sa forme rectangulaire rappelle l’agora, la place publique où se déroulaient les activités politiques et où avaient lieu les échanges dans l’antiquité grecque. Même si physiquement elle s’efface progressivement de l’espace scénique et se marginalise au fur et à mesure du processus, elle continue cependant d’être le liant, le lieu du dialogue et de l’échange. Ambre Kahan dira à son propos qu’« elle rassemble ». Elle précise que « c’est un endroit où on pense, où on parle. On n’est pas du tout sur l’espace du plateau, même si la table est sur l’espace du plateau, ça modifie l’espace. On est tout le temps en train de déplacer les tables pour se parler »Entretien avec Ambre Kahan par Sophie Lucet et Rachel Rajalu, Rennes, 13 novembre 2012, 27min28.. Stanislas Nordey propose des retours d’expérience, à l’issue des traversées, à la tablePour un exemple filmé de retours après filage par Stanislas Nordey à son équipe d’acteur, Cf. Travail à la table, Séquence 2, Rennes, 24 octobre 2012.. Selon Sara Amrous, à ce moment-là, « il pointe les endroits qui l’intéressent », « il nous aide à voir, à comprendre vers où il a envie qu’on aille »Entretien avec Sarah Amrous, op. cit., 25min21..

Ce protocole, qui alterne entre définition des règles du jeu, essais et improvisations, retours, reprend chaque jour, voire plusieurs fois par jour jusqu’à ce que la forme finisse par advenir grâce à des opérations de retrait et de conservation décidées par le metteur en scène. La forme finale peut apparaître seulement la veille de la première, et parfois pas du tout, quand c’est un échec. Quelques acteurs soulignent l’épreuve que constitue un travail qui s’effectue dans la plus grande incertitude de son devenir. Le jeu était d’autant plus périlleux que les partitions de certains d’entre eux ne cessaient d’être modifiées. Ils décrivent les inquiétudes auxquelles ils sont sujets dans le fait de ne pas savoir quel sera leur texte définitif à quelques jours de la première. En ce sens, Stanislas Nordey est exigeant, il demande une grande souplesse, une confiance et un investissement total de la part de tous.

La recollection d’un texte fragmenté et d’une expérience diffractée – Vers une mise en récit

Si nous avions à qualifier le geste de Stanislas Nordey pour cette création-ci nous utiliserions probablement l’image de l’agencement ou de la composition. Le problème du metteur en scène en fin de répétition a été en effet d’assembler dans une totalité cohérenteCette expression « totalité cohérente » ne renvoie pas ici à l’idée d’un système clos sur lui-même mais plutôt à la fabrication d’un objet délimité susceptible de faire sens, le terme « sens » étant envisagé ici au pluriel. d’une part une expérience de répétition et de plateau diffractée pour ce qui est du jeu des acteurs et, d’autre part, des morceaux de textes désunis de ce qui les précédaient et les suivaient pour ce qui relève de la partition. Ces multiples textes-individus devaient pouvoir se réunir autour d’un fil conducteur sans perdre pour autant leur spécificité. C’est pourquoi pour atténuer cet effet d’éclatement et penser ce tout, Stanislas Nordey devait envisager un ordre après avoir insufflé le désordre. Là aussi, l’essai a été le chemin qui a permis à différents scénarii de s’expérimenter pour finalement être exclus un à un jusqu’à ce qu’une structure satisfaisante émerge. Une des possibilités clé sur laquelle a abouti la recherche a été l’abécédaire. Les lettres offraient une structure simple, facilement identifiable et un pré-classement à l’intérieur duquel il était possible de s’inscrire. Les termes ou thématiques liés à ces lettres ont eux-mêmes changé : plusieurs abécédaires ont été essayé. La semaine qui a précédé la première, nous avons pu assister à un long temps de réflexion autour de la composition possible de la proposition qui s’est déroulée autour de la tableCf. Travail à la table, Séquence 3, Rennes, 25 octobre 2012.. À ce moment-là, l’abécédaireL’abécédaire du filage que nous avons capté la semaine qui précédait la première se présentait de la manière suivante : A – Anarchie (7min37 – Romain Brosseau) et Alléluia (8min21 – Thomas Pasquelin) ; B – Bondir dans l’abyme (11min01 – Thomas Pasquelin) ; C – Courrez (14min06 – Simon Gauchet) ; D – Difficile (17min53 – Mi Hwa et Marina Keltchevsky) ; E – Énumération (26min22 – Marie Thomas) ; F – Forme (34min18 – Chœur des acteurs, Ophélie Maxo) ; G – Génération (44min57 – Nathan Bernat, Chœur) ; H – Homard (50min23 – Marina Keltchevsky) ; I – Intelligence (52min12 – Anaïs Müller) ; J – J’accuse (53min30 – Thomas Pasquelin) ; K – Kafka (56min43 – Tristan Rothhut) ; L – Être libre (57min13 – Marie Thomas) ; M – Mensonge / Mouchoir (59min33 – Yann Lefeivre) ; N – Nous (62min39, Scène nue, coupée à la demande des acteurs) ; O – Optimisme (62min40 – Tristan Rothhut); P – Peste (65min45 – Chœur d’hommes) ; Q – Questions (68min32 – Yann Lefeivre) ; R – Révolution (77min37 – Anaïs Müller) ; Intermède ( 86min15 – Chœur qui reprend les questions de façon chantée) ; S – Scruter (87min51 – Duncan Evennou) et Stein (89min56 – Nathan Bernat) ; T – Tribu (89min58 – Marina Keltchevsky) ; U – Utile ; V – Venise ; W,X,Y,Z – Après la révolution par les garçons ; Cocktail Molotov (104min30 – Ambre Kahan). Nous avons choisi d’indiquer le Time Code du début de la prise de parole pour chaque séquence. Cf. Filage, op. cit. se présentait de la manière suivante : A – Anarchie et Alléluia ; B – Bondir dans l’abyme ; C – Courrez ; D – Difficile ; E – Énumération ; F – Forme ; G – Génération ; H – Homard ; I – Intelligence ; J – J’accuse ; K – Kafka ; L – Être libre ; M – Mensonge ; N – Nous ; O – Optimisme ; P – Peste ; Q – Questions ; R – Révolution ; S – Scruter et Stein ; T – Tribu ; U – Utile ; V – Venise ; W,X,Y,Z – Après la révolution. Si cette structure n’a finalement pas été conservée, elle a tout de même eu pour avantage de « clarifier » selon les termes du metteur en scène le travail dans lequel ils étaient plongés et en quelque sorte égarés. Une fois cet acte de filtrage et d’ordonnancement effectué, la structure artificielle et visible pouvait s’effacer et disparaître au profit du mouvement propre au spectacle. C’est ainsi que l’épreuve de la dissociation trouve son apaisement et sa raison dans le geste de construction qui lui succède. Sans elle, rien n’aurait pu apparaître à nouveau, les éléments seraient restés livrés à eux-mêmes et dispersés. Pour autant la mise en récit à laquelle Stanislas Nordey a procédé n’est pas linéaire (abandon de la raison chronologique, abandon de la raison alphabétique), elle revêt ainsi les aspects d’une ligne en pointillés. S’immiscent d’autres langues – Jean Genet, Antonin Artaud – qui créent des trous, des ouvertures, des respirations. Mais aussi, le découpage qui a prévalu au cours du processus laisse entrevoir des espaces de texte perdus. Or ces avant et après sectionnés sont autant de manques qui peuvent être palliés grâce à un retour aux textes originaux.

Conclusion. Entre transmission et création : La réinvention d’un héritage ? 

Nous l’avons vu, le processus de création prend sa source dans une histoire qui n’a pas de commencement déterminé. Il opère par ailleurs de façon plus ou moins consciente et plus ou moins hasardeuse bien que son cadre soit structuré par un ensemble de procédés pré-définis. Il est enfin délicat d’y mettre un point final même si, au jour de la générale, Stanislas Nordey annonce que la forme du spectacle est définitive. La forme est arrêtée donc, elle ne se modifiera plus ou peut-être seulement à la marge pour s’accorder à un nouvel espace. Mais le processus de création est-il stoppé pour autant ? Les avis divergent. Pour le scénographe, il s’agira d’adapter l’espace scénique aux autres salles. Pour le créateur lumière, le plan subira aussi des modifications pour ces mêmes raisons. Martine-Joséphine Thomas a confié les techniques corporelles que les acteurs pourront réinvestir pendant la diffusion du spectacle. Et, pour les acteurs, le processus de création perdure bel et bien au-delà de la première, à l’intérieur même de la forme. D’ailleurs, les notes se poursuivent tous les soirs, qui sont désormais assurées par Claire-Ingrid Cottanceau, seule. Une des questions qui agite les acteurs est alors celle de savoir « comment rester vivant » à l’intérieur de la fixité ? Comment conférer mouvement et vie à la forme ? Cela requiert de celle-ci une certaine plasticité pour qu’elle accepte d’être ranimée chaque soir et suppose par ailleurs un travail continu pour l’acteurTous les acteurs sont d’accord sur l’idée que le processus de création se poursuit après la première. Sara Amrous nous dit à ce sujet : « on n’a pas toujours le même public, on ne joue pas toujours aux mêmes heures, on est des animaux sensibles, du coup on continue de chercher en live pour être vivant ». Elle ajoute que pour conserver cet aspect vivant, « il faut continuer à travailler beaucoup […], continuer à entretenir le texte, le dire vite, le dire lentement, […] continuer à le re-nourrir (sic) pour ne pas être dans l’automatisme ». Entretien avec Sara Amrous par Sophie Proust et Rachel Rajalu, Ivry-sur-Seine, 13 décembre 2012, 2min58. Romain Brosseau dans la même perspective signale que : « le spectacle a été créé le jour de la première et maintenant le spectacle continue de vivre donc on est tout le temps en création, […] c’est plutôt un travail de vie du spectacle ». Entretien avec Romain Brosseau par Sophie Proust et Rachel Rajalu, Ivry-sur-Seine, 14 décembre 2012, 0min39.. C’est le défi du temps des représentations auquel s’attelleront à présent les acteurs, accompagnés de Claire-Ingrid Cottanceau : trouver cette liberté renouvelée qui confère à la forme son caractère vivant. À cette question, s’ajoute celle de savoir « comment être un avec »Entretien avec Marina Keltchewsky par Sophie Proust et Rachel Rajalu, Ivry-sur-Seine, 14 décembre 2012, 2min60 et sq. ou comment le rester, selon les termes de Marina Keltchewsky. Chacun trouve ses réponses propres, en ayant été aidé toutefois par des techniques transmises en cours de répétition. Par exemple, la traversée de la forêtMarina Keltchewsky explique en quoi consistent ces traversées dans la forêt dans les termes suivants : « on est tous au plateau et chacun pour soi et en même temps on est avec les autres, puisque tout le monde est au plateau, et il y a des rythmiques différentes par rapport au spectacle, on refait son trajet physiquement et mentalement au plateau sans parler. » Entretien avec Marina Keltchewsky, Ibidem, 3min00. que Claire-Ingrid Cottanceau avait proposée pour reprendre le travail au début des répétitions à Rennes est reprise en amont des représentations tout en étant adaptée aux nouveaux besoins de cette période de travail. Ces traversées, devenues un cérémonial pour l’équipe, permettent de reconstituer la communauté dans le silence d’un rapport de soi à soi et d’être prêt à recommencer, à refaire à nouveau.

C’est ainsi que l’apprenti-acteur devient acteur créateur. Le spectacle d’« entrée » dans la vie professionnelle constitue alors un dernier passage initiatique, une traversée du Styx, qui donne force et puissance à celui aura su s’y jeter.

Stanislas Nordey ne conçoit pas de rupture entre son geste pédagogique et son geste d’artiste, tous deux marchent ensemble et ce dernier note avec ironie lors de notre entretien qu’il ne fait qu’un avec lui-même. Pour autant, la façon d’aborder la question de la transmission est sensiblement différente selon qu’il est en situation d’artiste-pédagogue ou selon qu’il est dans celle du metteur en scène. Pour opérer quelques distinctions, nous dirons que le metteur en scène a laissé ses acteurs trouver leur propre chemin au sein de leur texte respectif. Stanislas Nordey n’intervient pas dans la manière dont l’acteur fait sienne une langue. À cet endroit-là, il reste en retrait. Il ne prend pas l’acteur par la main, comme il peut parfois conseiller l’apprenti ou lui donner des outils, des méthodes de travail. L’acte de transmission n’a donc pas lieu dans la direction d’acteurs. Simon Gauchet, un des acteurs, souligne cet aspect en disant que le pédagogue transmet une « méthodologie d’acteur »Entretien avec Simon Gauchet par Sophie Lucet et Rachel Rajalu, Rennes, 26 octobre 2012, 25min18. dont le metteur en scène « n’a plus à [se] soucier puisque c’est nous qui la gérons et, lui, du coup ne travaille plus que sur l’objet qu’on construit ensemble. » Il ajoute que « l’énergie [de Stanislas Nordey – metteur en scène] n’est pas mise au même endroit, elle n’est pas mise sur le questionnement de chaque acteur puisque apriori, ça c’est résolu »Ibidem, 25min39.. L’acte de transmission se situe alors ailleurs. Simon Gauchet rappelle que les « Questions. 1963. » leur avaient déjà été transmises à l’école, qu’elles étaient même « une des premières choses que [Stanislas Nordey] [leur] a donné au stage d’admission »Id., 12min28. lors du concours d’entrée. Il poursuit : « Cette liste de questions nous a accompagné pendant la première semaine de stage et c’est le premier texte de Julian Beck que j’ai lu et du coup, quand on a su que nous allions travailler sur le Living, il y avait quelque chose de l’ordre d’une continuité ou d’une justesse par rapport à ce premier matériau fondateur qui questionne énormément notre existence d’acteur »Id., 12min38..

Je placerais alors la continuité du geste de transmission dans un appel de Stanislas Nordey lancé à ses anciens élèves à réinventer les héritages, à dépasser leurs pères et à créer leurs propres règles de l’art. Mais, c’est dans l’exemplarité d’un agir que l’on décèle ce geste et non dans un discours normatif ou prescriptif. Cet agir se décline à deux niveaux : d’une part, dans l’expérience même de réinvention de l’héritage du Living Theatre par Stanislas Nordey et son équipe par l’adaptation de textes non-théâtraux au sein d’une forme artistique et esthétique propre, de l’autre dans le saut effectué par le metteur en scène dans l’acte de composition qui inaugure un nouveau rapport au texte. Alors, ce n’est pas la forme qui est à imiter ici mais le geste du renouvellement ou de la métamorphose. C’est là que se trouve le point de rencontre entre l’acte de transmission et l’acte de création propre à Living !.