La Cenerentola
La Cenerentola, opéra de Gioacchino Rossini présenté à l’Opéra de Rennes, en mai 2015 est très fortement associé à la personnalité de Jérôme Savary. Le spectacle semble un hommage joyeux à ce metteur en scène, décédé en 2013. Le dossier de presse présentant la nouvelle production le rappelle, sous la plume d’Alain Surrans, le directeur de l’Opéra de Rennes :
La disparition de Jérôme Savary, il y a tout juste un an, nous a tous plongés dans une grande tristesse. Qui d’entre nous, professionnels, spectateurs ou téléspectateurs, pourra oublier les spectacles hilarants, tendres, débridés, virtuoses, de cet homme de théâtre incomparable ? A la tête du Grand Magic Circus, au Théâtre National de Chaillot, à l’Opéra-Comique et dans les nombreuses maisons lyriques qui l’ont accueilli à travers le monde, il a signé des spectacles dont beaucoup sont entrés depuis dans la légende.
Il fait partie de ces metteurs en scène dont nous n’avons décidément pas envie de prendre congéAlain Surrans, « Avec Savary, une Cendrillon de folie ! », La Cenerentola, Opéra de Rennes, Dossier de presse, 2015..
Et, malgré son absence, il semble d’autant plus présent à l’esprit des commanditaires et des artisans du spectacle. De fait, depuis les années 1970, la « lecture » d’une œuvre par un metteur en scène semble aller de soi dans le monde de l’opéra – son rôle dans le théâtre lyrique a d’ailleurs été conçu en référence au modèle construit depuis plusieurs décennies dans le théâtre parléVoir les deux volumes de synthèse Opéra et mise en scène, Paris, L’Avant-Scène Opéra, n°241, 2007, dir. Chr. Merlin, et n°289, 2015, dir. T. Picard, ainsi que les monographies consacrées aux grands metteurs en scène de théâtre actifs à l’opéra : Peter Sellars, Patrice Chéreau, Giorgio Strehler…, dans la collection « Les Voies de la création théâtrale » (Paris, CNRS éditions).. L’identité du spectacle imaginé par Savary est donc exprimée de manière cruciale dans la reprise de mai 2015. Frédérique Lombart, collaboratrice de longue date, est directement associée au projet de reprendre le spectacle, et le projet scénographique d’Ezio Toffolutti, conçu en correspondance avec l’esthétique burlesque de SavaryEzio Toffolutti rencontre Jérôme Savary pour une production des Rustres de Goldoni en 1993 : il essaie, grâce aux toiles peintes d’offrir un cadre poétique en contrepoint à l’humour « réaliste » du metteur en scène (propos recueillis à Rennes le 26 mai 2015)., est fidèlement reproduit par la production rennaise, qui adapte à son théâtre les rêveuses décorations de toile peinte, inspirées des trompe l’œil vénitiens, citant Veronese, Palladio et Tiepolo. Toutefois, le fait que la production puisse être sentie comme respectée dans son intégrité en l’absence de Jérôme Savary n’est pas sans interroger : le spectacle est en effet implicitement perçu comme un objet achevé et donc reproductible, plutôt qu’il ne représente l’aboutissement vivant d’une quête collective. Le projet artistique est déjà là, et il apparaît que les artistes et interprètes doivent en quelque sorte le rejoindre voire le reconstituer. La situation même d’une reprise à l’identique de la production interroge la nature du processus de création et ses différentes instances.
La reprise est une pratique est assez rare au théâtre parlé, qui privilégie le système de la tournée, mais extrêmement courante à l’opéraVoir l’entretien avec Frédérique Lombart.. Elle est assurée par le metteur en scène lui-même ou, le plus souvent, par son assistant, parfois sous la houlette d’un assistant du théâtre. La distribution est identique, ou partiellement voire entièrement renouvelée. Répétition est donc encore synonyme de réglage, à partir de contraintes matérielles (ajuster le décor à un plus petit théâtre, donnée ici cruciale qui va conditionner la co-productionVoir l’entretien avec Christophe Delhoume et l’article de Marion Denizot., reprendre les ballets avec un budget moins important), mais aussi à partir du désir et de la personnalité des artistes engagés dans le « nouveau » projet.
En effet, la reprise ne fait pas l’économie d’une période de répétitions, et celle-ci est, malgré tout, sentie comme indissociable de la mutation cruciale du processus de fabrication du spectacle moderneGeorges Banu : « l’acte de répéter implique l’élaboration progressive du spectacle » (« De l’élaboration progressive des idées », Les Répétitions, de Stanislavski à aujourd’hui, dir. G. Banu, Arles, Actes Sud, 2005, p. 13).. La notion d’élaboration progressive et collective sous la direction d’une personnalité artistique bien identifiée est au cœur du projet de création lyrique. Mais il convient là aussi de nuancer cette hiérarchie : en effet, l’opéra contemporain n’adhère pas complètement à l’idée d’une instance unique, à la fois fondatrice et décisive. L’affirmation polémique d’Alain Tubeuf : « Au théâtre lyrique désormais, c’est lui qui a le pouvoir« Droits et devoir du metteur en scène », dans Opéra et mise en scène, op. cit., p. 22. » le révèle paradoxalement : parler de « pouvoir » suppose une tension considérable dans les rapports entre les différentes autorités en présence.
En premier lieu, la figure du directeur du théâtre ne s’efface pas totalement, y compris dans la perception du public, puisque toute production est d’abord voulue par le théâtre, parfois surnommé « maison d’opéra », terminologie qui assimile chacun des spectacles à une production émanant d’une fabrique spécifique et identifiée. Ainsi, l’œuvre n’est pas choisie par le metteur en scène : elle lui est proposée par le directeur artistique, et il peut arriver qu’en cas de refus de sa part, on conserve le projet initial pour s’associer à un autre artiste. En effet, l’œuvre continue de drainer majoritairement l’intérêt du public : on questionne alors la « fidélité » de la mise en scène au texte du livret, à sa fable, à sa vraisemblance ou à ses idéesPatrice Chéreau, Si tant est que l’opéra soit du théâtre, Petite Bibliothèque Ombres, Éditions Ombres, Toulouse, 1998, p. 19, à propos des décors de sa mise en scène de Lulu d’Alban Berg, en 1979 : « Et là encore, il faut malheureusement parler de ces idées de littéralité, de fidélité littérale au texte, qui n’ont plus cours que dans les maisons d’opéra et qui sont autant de faux problèmes. (Au théâtre, cela ne ferait, ma foi, pas tant d’histoire.) », on interroge le « respect » du spectacle à l’égard des intentions du compositeur, signe que l’innovation conceptuelle ne va pas de soi. En outre, les interprètes ont un statut parfois plus important que celui qui ordonne la représentation : ainsi, les interprètes peuvent être anciennement « titulaires » de leur rôle, et arrivent avec un « bagageAllusion ici à l’aria di baula qui aurait désigné les airs favoris des chanteurs, qu’ils imposaient dans les opéras qu’ils chantaient à travers l’Italie depuis le XVIIe siècle, pratique qui culmine au XIXe siècle, cf. Hilary Poriss, Changing the Score: Arias, Prima Donnas, and the Authority of Performance, Oxford, New York, AMS Studies in Music, 2009. » dont le metteur en scène et le chef d’orchestre doivent tenir compte. Souvent, la prise de rôle d’un soliste domine le plateau, ou inversement, le public peut apprécier de voir évoluer un artiste souvent distribué, fidèlement, par un théâtreVoir l’entretien avec Marc Scoffoni.. Ou encore, ce qui attire l’attention est l’association d’un chef d’orchestre et d’une œuvre. En somme, autant d’instances parfois puissantes, induisant autant de lectures, qui doivent dialoguer avec le projet du metteur en scène. Observer les répétitions de Cenerentola et interroger ses artisans nous met donc en contact avec des modalités de création antérieures à l’invention de la notion de mise en scène, et nous permet de mettre en perspective l’ensemble des composantes de la répétition moderneJe remercie Stefania Panighini pour ses remarques, ses idées, et nos échanges..
"Tu te souviens? "
Les intertitres sont des phrases prononcées en répétition par Frédérique Lombart.
Contrairement au théâtre, le public connaît très souvent, et parfois par cœur, l’œuvre à laquelle il assiste. La familiarité du spectateur d’opéra avec la musique qu’il souhaite retrouver est un phénomène connu, qui implique une relation au spectacle d’une qualité particulière. L’un des enjeux de la captation vidéo de la dernière représentation de Cenerentola, diffusée en direct sur la place de la mairie à Rennes et dans plusieurs lieux publics en BretagneDiffusions en direct en Ille-et-Vilaine, à Betton, Bruz, Cesson-Sévigné, Dinard, Montgermont, Saint-Jacques de la Lande, Saint-Malo ; dans le Finistère, à Morlaix ; dans le Morbihan, à Arradon, Belle-Ile-en-Mer, Hennebont ; en différé à Jersey. Source : Ouest-France, « Opéra en plein air. Où voir La Cenerentola en Bretagne ? », 5 juin 2015., est d’ailleurs motivée par l’espoir de toucher un public moins familier de l’opéra en généralC’est aussi ce que visent des opérations de médiation, notamment organisées par la Réunion des Opéras Français en direction du public le plus large : « Tous à l’Opéra », « La Fabrique Opéra ». Cf. Pandora Reggiani, « L’opéra à la rencontre de ses nouveaux publics », Le Nouvel Economiste, publié le 31 décembre 2013, en ligne : http://www.lenouveleconomiste.fr/dossier-art-de-vivre/lopera-a-la-rencon.... Dans le cas de cette œuvre, un autre souvenir, bien antérieur, joue en direction de ce « nouveau public » : le conte de fées de Charles Perrault, qui, modifié par l’adaptation du livret italienL’opéra de Rossini, melodramma giocoso, sur un livret de Jacopo Ferreti, est inspiré du drame semisero de Stefano Pavesi, Agatina o La Virtú premiata. Voir l’article de Céline Frigau Manning., réapparaît à la faveur de certaines des options de mise en scène de SavaryVoir l’entretien avec Josè Maria Lo Monaco.. Mais cette familiarité anime aussi les artisans de la production eux-mêmes. Ainsi, le directeur Alain Surrans et le délégué de production, Christophe Delhoume, avaient le désir de revoir ce spectacle à RennesVoir les entretiens avec Christophe Delhoume et Alain Surrans., sans compter leur propre attachement à Rossini et à Cenerentola.
Cette dimension temporelle, qui mobilise un feuilleté de connaissance et de souvenirs, agit très profondément dans la mémoire des artistes. Selon un phénomène plus rarement en jeu de nos jours dans le théâtre parlé, les chanteurs sont amenés à interpréter un nombre de rôles assez défini, et par conséquent sont « titulaires » ou « prennent » leur rôle lorsqu’ils le chantent pour la première fois, constituant un autre axe temporel que celui de la création de chacune des productions. De plus, l’opéra étant encore moins contraint que le théâtre ou le cinéma, à faire correspondre l’âge du rôle et le physique qu’on lui suppose, avec les qualités propres de chaque chanteurCette réalité est légèrement infléchie par la situation de la captation vidéo, voir à ce sujet l’entretien avec Christophe Delhoume., ce dernier peut être amené à conserver un même personnage tout au long de sa carrière. Il apparaît alors que la place de la production dans le parcours personnel du chanteur, débutant ou aguerri, entraîne un investissement différent de sa part. Pour Josè Maria Lo Monaco, Angelina est le rôle dans lequel elle a fait ses débuts, ce qui lui confère une valeur sentimentale. Significativement, elle évoque le spectacle de Savary en mentionnant le nom du metteur en scène mais en nommant aussitôt après les grandes chanteuses qui l’ont déjà interprété avant elle, mezzo-sopranos rossiniennes de référenceVoir l’entretien avec Josè Maria Lo Monaco.. En rejouant cette production, elle a aussi le sentiment plus net que d’ordinaire qu’elle va prendre leur suite.
Jeannette Fischer, d’abord inquiète par la distance temporelle entre sa première prise de rôle, dans cette même production, et cette reprise, prend conscience qu’elle a mûri et peut faire évoluer son interprétation, qu’elle envisage de manière plus posée, cherchant même à intégrer les apports des différentes mises en scène auxquelles elle a pu participerVoir l’entretien avec Jeannette Fischer.. En revanche, la partition de Josè Maria Lo Monaco enregistre les souvenirs de productions précédentes où elle a endossé le costume de l’héroïne, mais elle explique ne plus prendre de notes de mise en scène car elle se souvient, désormais, des options différentes comme autant de variantes incidentes n’ayant pas un impact majeur sur son personnage, entité fondamentale qu’elle convoque avec un véritable souci de cohérence, voire d’intégrité, sur le plateauVoir l’entretien avec Josè Maria Lo Monaco. Voir aussi la position de Patrice Chéreau devant les interprètes du Ring de Wagner : « Au théâtre, on peut inventer à partir de rien : les acteurs n’ont jamais joué le rôle. A l’opéra, qui vit sur un répertoire si étroit, les chanteurs ont interprété le leur au moins une fois, si ce n’est cent […]. Il faut donc les convaincre d’un autre itinéraire […]. » (« Lorsque cinq ans seront passés » (Histoire d’un “Ring”, Bayreuth, 1976-1980, Paris, Robert Laffont, coll. Pluriel, 1980, p. 140).. Logiquement, cette implication affective contribue à rendre d’autant plus impressionnants certains aspects du système de répétition : la première répétition de la prise de rôle, compliquée ou au contraire adoucie par le lieu où l’on chante la première fois la partition, et où l’on côtoie des interprètes aguerris, lui donne une valeur de défiVoir l’entretien avec Marc Scoffoni.. La temporalité propre de la carrière du chanteur est donc une histoire parallèle et solidaire de celle de la création de chaque nouveau spectacle d’opéra.
Car, plus littéralement encore, certains des chanteurs présents ici, Jeannette Fischer et Anna Steiger, qui ont chanté les méchantes sœurs dans d’autres spectacles, connaissent la production qu’elles ont contribué à créer au Grand Théâtre de Genève, en 1993, et ont participé à ses reprises successives, notamment à l’Opéra de Paris en 2002, où chantait également Bruno Praticò en Magnifico. Comme le souligne le directeur musical Darrell Ang, ces chanteurs connaissent mieux le spectacle que quiconqueVoir l’entretien avec Darrell Ang.. Reprendre cette production, reformer le couple des deux sœursVoir l’entretien avec Jeannette Fischer : « Anna, elle est ma sœur »., est senti comme faisant partie de l’hommage rendu à Savary, de même que le choix de Frédérique Lombart de rejouer elle-même le petit rôle muet de l’Écossais qu’il avait conçu pour elle mais qui renvoie aussi à son propre costume féticheVoir l’entretien avec Frédérique Lombart., résonne comme une allusion amicale à une collaboration longue et fidèle.
Car la production d’opéra nous amène à considérer l’objet spectacle comme une œuvre finie et donc littéralement transposable d’un théâtre à un autre, bien souvent sans le metteur en scèneProcessus explicité par Christophe Delhoume, voir aussi l’article de Marion Denizot.. Ce dernier n’est pas celui qui décide de la destinée de ses mises en scène : ainsi, la première reprise de cette Cenerentola avait été le fait d’Hugues Gall, son commanditaire pour le Grand Théâtre de Genève, et qui, nouveau directeur de l’Opéra de Paris, l’avait en quelque sorte apportée dans ses bagages. Alain Surrans est animé par la même idée, en nommant son prédécesseur :
C’est pourquoi lorsque j’ai appris qu’avec la complicité d’anciens proches collaborateurs, les héritiers de Jérôme Savary étaient prêts à continuer de faire vivre certaines de ses plus belles réalisations, j’ai aussitôt proposé de reprendre la merveilleuse Cenerentola que lui avait commandée Hugues Gall pour Genève. Une production qu’il avait ensuite reprise au Palais Garnier et à Marseille et qui compte parmi les plus drôles, les plus enlevées, les plus émouvantes aussi, de toutes ses créationsAlain Surrans, Dossier de Presse, mars 2014..
Considérée en raison de son succès durable et de la popularité de son metteur en scène comme une « production historique », elle pouvait représenter une sorte de capital artistique et matériel dont témoigne la remarque de Savary lui-même à Frédérique Lombart : « Chouchou, quand je vais mourir, essaie de sauver les opéras, ça fera des sous pour mes enfants, et moi je resterai un petit peu làVoir l’entretien avec Frédérique Lombart. Cependant, comme elle l’explique, Savary n’assurait pas les reprises, précisément car il aurait voulu modifier le spectacle et non le reprendre tel quel. Il n’arrivait donc qu’à la générale.. »
La valeur mémorielle et commémorative joue donc ici à plein. Modifiant les conditions de la répétition, la reprise d’opéra s’appuie souvent, comme dans le cas de la reprise d’un ballet, sur une captation vidéo. Celle-ci, faite par une caméra de contrôle, ou réalisée pour la télévision, est très utile aux personnes chargées des reprises pour prendre connaissance d’un spectacle qu’elles n’ont parfois pas vuVoir l’entretien avec Frédérique Lombart, qui l’explique à propos de la production du Comte Ory de Rossini mis en scène par Jérôme Savary, et Sébastien Bourdon pour notre Cenerentola., tandis que réciproquement, le travail de l’assistant du metteur en scène se mue en travail de « script », comme au cinémaVoir l’entretien avec Frédérique Lombart.. Cette précision est autorisée par la nature temporelle de la partition musicale où le déroulement presque complet du spectacle est en quelque sorte anticipé. Mais la répétition tout entière de la Cenerentola rennaise s’arrête souvent sur la diffusion de la vidéo de la générale captée à l’opéra Garnier en 2002, qui a circulé très en amont dans l’équipe technique et la distribution. Frédérique Lombart choisit délibérément de la montrer régulièrement aux chanteurs sur une tablette, une chanteuse s’amusant à en faire « la minute de véritéVoir la répétition filmée ». Confirmant ou informant une décision à prendre, la vidéo a enregistré des informations objectives directement exploitables pour le réglage d’un déplacement, d’une action. Mais bientôt, les anciens artisans de ce spectacle se revoient, s’en amusent, et une autre émotion, celle du souvenir, s’empare d’eux et les rassemble.
Une même ambivalence se lit dans la nécessité de constituer un matériel documentaire qui puisse aider à la transmission, en interne d’abord, des informations du spectacle, mais aussi mis à la disposition des autres théâtres, des autres équipes qui vont le reprendre. La production « historique », déjà jouée une dizaine de fois, est donc aussi inscrite dans un avenir. Le fait de l’avoir préparée pour un plus petit théâtre que celui qui l’a vue naître lui garantit d’ailleurs une nouvelle vie, une autre carrière, sur d’autres scènes. La fabrication de ces documents, utile à tous les corps de métiers – conduite de régie qui adopte des codes couleurs universelsVoir l’entretien avec Sébastien Bourdon., documents techniques qui circulent, surtout sous forme de dessins visant à expliquer les contraintes précises de tel ou tel élément de décorVoir les différents croquis et schémas techniques d’implantation des décors et chariots sur la scène de l’Opéra de Rennes réalisés par et pour les machinistes., photographies et conduites de costumes, accessoires et maquillage – excède une simple volonté d’expliquer la tâche à accomplir aux équipes présentes ou de fabriquer un document clair pour un remplaçant, et revêt implicitementLes conduites des habilleurs et habilleuses de l’Opéra de Paris sont ainsi transmises comme documentation pour les ateliers de costumes de l’Opéra de Rennes ; voir l’entretien avec Anne-Céline Hardouin. ou explicitementVoir le schéma très détaillé qui propose l’équipement de la polichinelle, réalisé à l’Opéra de Paris pour les équipes techniques des autres théâtres. une fonction de transmission aux prochains théâtres, soin que le régisseur conçoit comme une « coutumeVoir l’entretien avec Sébastien Bourdon.».
La mémoire personnelle du public et des artistes colore donc de multiples manières et à des niveaux très différents, tout projet de création lyrique, que l’on ne peut contenir seulement dans l’idée de conservatisme. C’est ainsi que, placée face à cette matière vivante et concrète, à ces multiples enregistrements du spectacle, la metteure en scène chargée de la reprise relativise aussitôt : il est important de travailler « par cœur », justement afin de ne pas perdre le contact avec les personnes présentesVoir l’entretien avec Frédérique Lombart.. Outre le caractère volontairement imparfait de la reproduction, le nouveau spectacle doit se rendre disponible à la singularité des artistes. Cette négociation entre l’ancien, le connu, ce qu’on souhaite retrouver, voire la nostalgie, et l’innovation sentie comme nécessaire, est d’autant plus cruciale qu’elle semble contrecarrée par la vitesse à laquelle le théâtre souhaite voir la mise en place du spectacle aboutir.
« Quelle heure il est ? On va avancer »
En regard peut-être de l’allongement qui a marqué l’avènement de la mise en scène moderneBanu, « Perspective à vol d’oiseau », Les Répétitions, op. cit., p. 30 : « Le travail sur les temps longs se présente d’emblée comme la première garantie, indispensable, pour l’élaboration d’un nouveau théâtre […]. », la reprise d’un spectacle est une pratique recherchée dans les théâtres lyriques entre autres raisons parce qu’elle permet de gagner du temps sur les répétitions, rendus extrêmement coûteuses par le nombre d’artistes impliqués. La durée des répétitions est toujours fixée par la direction, en raison des plannings parfois remplis des années à l’avance des chanteurs, et en fonction aussi d’une autre culture du spectacle. Dans le cas de Cenerentola, elle a été ramenée à trois semaines, soit une durée tout à fait courante dans un pays comme l’Italie, qui peut même l’allouer à une création et la réduire à quinze jours pour une reprise avec une distribution identiqueDans son entretien, Sébastien Bourdon énumère les contraintes à évaluer pour définir cette durée – environ un mois pour une création à Rennes. On soulignera ainsi qu’un metteur en scène de théâtre comme Thomas Ostermeier peut décliner la proposition de l’Opéra de Paris car il juge ces délais, quoique plus importants (cinq à six semaines), encore insuffisants, cf. Marie-Aude Roux, « Thomas Jolly et Bertrand Bonello, deux novices à l’opéra », Le Monde, 12 novembre 2015.. Mais le choix d’accorder un temps plus court à cette reprise a eu pour effet simultané de rendre périlleuse la réalisation matérielle, notamment des costumesVoir l’entretien avec Anne-Céline Hardouin., de mettre sur la brèche certains artistes, tout autant que de densifier la répétition à part entière, rendant ainsi le processus de création directement efficace, et littéralement, productif.
La culture moderne de la répétition, qui cherchait, surtout en France, à déstabiliser la routine, s’alarmant par exemple d’un texte trop vite suGaston Baty à Charles Dullin : « C’est bien, c’est bien ! – Oui, mais ils savent le texte. » (cité par Banu, « Perspective à vol d’oiseau », Les Répétitions, op. cit., p. 33)., ou évitant de lire trop vite les répliques « dans le tonOdette Aslan, « Répéter. To rehearse. Ensayar. Proben », Les Répétitions, op. cit., p. 20-21 : « Au théâtre, les comédiens s’en tiennent à une lecture atone. Le sens est suspendu car chaque phrase peut en avoir plusieurs et la naissance du personnage, l’évolution de l’action se feront lentement, progressivement […]. Il serait donc imprudent d’anticiper. » », s’est ainsi éloignée de la culture théâtrale classique, dont l’opéra est finalement un témoignage. Les chanteurs engagent en effet un autre rapport à leur texte que les comédiens. Contrairement à ces derniers, libres de choisir d’apprendre leur texte au fur et à mesure ou de le potasser studieusement en prévisionCf. Denis Podalydès qui apprend son texte quatre mois avant la représentation, « Mémoire », Scènes de la vie d’acteur, Paris, Seuil/Archimbaud, 2006, p. 169., voire, lorsqu’ils sont pris dans une dynamique de création au plateau, espérant l’avoir récupéré avant les représentationsEmmanuelle Bouchez, sur les répétitions de Ça ira (1) Fin de Louis, mise en scène de Joël Pommerat : « Il promet la nouvelle version pour demain. “Ce serait bien qu’on ait les textes définitifs le plus vite possible”, murmure Ruth. » (« La révolution à l’œuvre », Télérama, 21 octobre 2015, p. 27)., le chanteur est tenu contractuellement de le savoir parfaitement au début des répétitions, et s’il ne le connaît pas déjà pour l’avoir déjà chanté, il entame ce processus parfois très en amontPlusieurs mois à l’avance pour Marc Scoffoni. Voir aussi l’entretien avec Frédérique Lombart.. Apprendre un rôle suppose de travailler un double texte, parole et musique. Si le chanteur se félicite de pouvoir déchiffrer tout seul sa partieVoir l’entretien avec Josè Maria Lo Monaco., il fait le plus souvent appel à un répétiteur, qui le délivre de l’instrument pour pouvoir mémoriser les paroles et leur sens, et se concentrer sur la musique et les effets vocaux qu’elle lui suggère. Mais il peut aussi faire la part de la tradition du rôle, avec laquelle le chanteur rossinien cherche, de plus en plus, à rompre, pour retrouver la lettre originale de la partitionVoir l’entretien avec Josè Maria Lo Monaco, à propos de sa collaboration avec le chef Evelino Pido.. C’est donc accompagné par les remarques de son professeur ou d’un pianiste répétiteur ou chef de chantCe dernier, telle les grandes figures françaises Janine Reiss ou Irène Aïtoff, peut intervenir sur des détails de l’écriture musicale qui engagent le dessin du personnage. , que le chanteur fait connaissance avec le double texte, poétique et musical, et donc avec la première mise en forme dynamique des affects de son personnage, bien antérieure au projet du metteur en scèneChéreau écrit en ce sens : « Un opéra, c’est comme un adulte déjà : on peut aimer cet adulte et se sentir avec lui mais on ne l’a pas élevé, on ne lui a pas tenu la main. » (« Lorsque cinq ans seront passés », Histoire d’un “Ring”, op. cit., p. 136).. Attentive à la dimension théâtrale, Jeannette Fischer se passionne même pour certains rôles, lisant toutes les sources littéraires, explorant les modèles historiquesVoir l’entretien avec Jeannette Fischer, où elle évoque Le Dialogue des Carmélites de Francis Poulenc..
Contrairement à ce moment incertain et ouvert sur des potentialités que le metteur en scène de théâtre peut chercher à susciter lors de sa première rencontre avec les acteurs, le cycle des répétitions d’opéra s’ouvre donc par une opération cruciale de mise au point des intentions sur la partition, entre le chef et les solistes, détenteurs d’une connaissance profonde de leur rôle. La Cenerentola rennaise étant une reprise, les chanteurs connaissaient en amont la production, mais cette confrontation de compétences différentes entre les interprètes et le metteur en scène distingue sensiblement l’opéra du théâtreChéreau le constate avec ironie : « Le lendemain j’ai commencé les répétitions du Ring : une table, Hofmann, Bode, Salminen, Walküre I. Je les ai mis dans la confidence de mon savoir tout neuf, ils m’ont écouté poliment. Mes théories ne les passionnaient pas follement, ils avaient surtout envie de savoir à quelle sauce ils allaient être mangés. » (« Lorsque cinq ans seront passés », Histoire d’un “Ring”, op. cit., p. 135).. La confiance accordée par le metteur en scène et par le chef à ce savoir détermine en grande partie les conditions générales de la répétition : outre le gain de temps, Frédérique Lombart le respecte au nom du risque considérable qui est pris par l’interprète lyrique, tandis que Darrell Ang assure apprécier de pouvoir travailler en présence d’une proposition forte, d’ajouter ou d’ôter au matériau que le chanteur apporteVoir l’entretien avec Darrell Ang.. Les variations de tempo, d’intention, les émotions, sont en effet toujours négociées à partir du texte complet que représente la partition musicale, sentie comme un cadreVoir l’entretien avec Marc Scoffoni.. Les artistes ont donc une marge de manœuvre qu’ils peuvent choisir de déterminer, d’interroger, mais ici, dans une logique d’économie autant que par respect pour les choix de la mise en scène, ils ont décidé de se placer dans la continuité des intentions du compositeur, de travailler à son écoute, aussi bien du point de vue musicalVoir l’entretien avec Josè Maria Lo Monaco. que scéniqueVoir l’entretien avec Frédérique Lombart..
Si l’apprentissage du rôle a pour objectif littéral d’apprendre le texte poétique et musical, il a aussi pour enjeu d’apprendre à le chanter, c’est-à-dire à dépasser les problèmes d’élocution, ici l’agilité requise par l’écriture de Rossini. Jeannette Fischer juge toujours prudent d’opérer un réglage de la voix, tandis que Frédérique Lombart rapporte le cas de chanteurs engagés plusieurs années à l’avance qui ne peuvent plus chanter le rôle, devenu trop difficile. Cette dimension purement technique du travail du chanteur lyrique colore une grande partie de sa relation au plateau, à la salle, à la durée, au rythme des représentations, mais aussi aux répétitions. Ainsi, un chanteur peut vouloir chercher à s’approprier le plateau et le décor le plus tôt possible, vérifier ses effets, apprendre l’espace et sa résonance, afin de doser son effort, tel un athlèteVoir les entretiens avec Josè Maria Lo Monaco, et avec Jeannette Fischer.. Travailler directement sur la scène est donc une chance pour lui, qui peut très tôt mettre en place la part physique de son interprétation et sur laquelle il peut se focaliser, tandis le travail en studio, plus abstrait, favorise la direction de jeu dont le metteur en scène peut parfois, comme ici, regretter de ne pas disposer autant qu’il le voudraitVoir l’entretien avec Frédérique Lombart. Patrice Chéreau le préférait lui aussi : « […] j’aime autant répéter dans des lieux qui n’ont pas la configuration du plateau, j’ai l’impression d’être plus libre, d’inventer davantage et mieux. […] pas de décors ni de praticables : il n’est pas inutile de faire imaginer aux chanteurs l’endroit où ils se trouvent. Avant d’entrer dans un lieu définitif, les faire rêver aux multiples façons dont on pourrait l’habiter ; des rectifications seront à faire plus tard, parfois douloureuses, mais ce n’est pas grave. Il est bon que les choses soient fixées le plus tard possible. » (« Lorsque cinq ans seront passés », Histoire d’un “Ring”, op. cit., p. 136).. Mais travailler vite, c’est aussi, en retour, chercher à ne pas épuiser les chanteurs. Cette présence constamment sous contrôle du chanteur, qui projette une quantité considérable d’énergie, parfois tout au long des répétitions s’il choisit de chanter « pleine voixVoir l’entretien avec Josè Maria Lo Monaco. », et requiert cette mobilisation de la part de ses partenaires, inspire un respect parfois mêlé d’incompréhension de la part du metteur en scène, qui n’est pas tout à fait le maître de cet engagementCf. Chéreau, « Lorsque cinq ans seront passés », op. cit., p. 138 : « Mais peuvent-ils devenir vraiment des acteurs ? Leur concentration se fait essentiellement sur le chant ; on ne peut pas leur en vouloir, lorsqu’ils ont à lancer une note difficile, de se soucier avant tout de ne pas mettre en péril leur émission vocale […]. Certains […] arrivent à trouver en eux une violence véritable, une brutalité, une rage non feinte (et ce n’est pas toujours difficile, surtout si on peut faire coïncider l’expression de cette violence avec l’élan physique du chant) […]. » Voir aussi l’entretien avec Frédérique Lombart..
L’attention à la musique, sur laquelle se cale l’ensemble du plateauRappelons que toutes les notes de régie sont prises sur la partition de l’opéra, que lit le régisseur général, qui donne les « tops » à toute l’équipe, technique et artistique : voir l’entretien avec Sébastien Bourdon., et le souci constant d’efficacité, apparentent donc souvent les répétitions de Cenerentola au réglage d’une chorégraphie. Cela convient à Frédérique Lombart – que Jérôme Savary surnommait « Pina », pour Pina Bausch. C’est tirer vers le haut la contrainte, induite aussi par la longueur des œuvres, la complexité des agencements d’artistes – solistes, chœurs, danseurs, figurants –, les trucages et autres changements de décorations, de « tableauxVoir l’entretien avec Sébastien Bourdon, qui évoque les différences de difficulté entre Cenerentola et Lohengrin de Wagner, présenté à l’Opéra de Rennes durant la même saison. ». Le temps mort est vu avec inquiétude, risquant de disperser voire de déstabiliser le groupe fort nombreux d’interprètes convoqués sur la scène et présents dans les coulisses. Le théâtre lyrique a pu s’apparenter dès le xviiie siècle à un théâtre des opérations militairesVoir Laura Naudeix, « Louis de Cahusac : du poète d’opéra au metteur en scène », La Fabrique du théâtre, Avant la mise en scène (1650-1880), éd. M. Fazio et P. Frantz, Paris, Desjonquères, 2010, p. 378-388., qui constitue encore parfois, même si plus rarement, l’horizon d’action du metteur en scène contemporainAntoine Vitez : « Il s’agit de verrouiller par la répétition, le mot français (par opposition à l’italien prova, à l’allemand Probe) a ici tout son sens. Il s’agit de répéter tant de fois que l’on ne puisse pas se tromper, pas faire d’erreur. C’est de même nature que la répétition musicale, il faut établir la partition et la reproduire. Il y a une grande analogie entre la mise en scène de théâtre et l’action militaire. » (cité dans Théâtre/ Public, n°64-65, juillet 1985, « Un regard médiumnique », Les Répétitions, op. cit., p. 149).. Prenant acte de sa position de régisseur moderne, Frédérique Lombart cherche donc à simplifier au maximum la mise en place, anticipant les questions techniques, adoptant un déroulé de répétition rationalisé, dans l’ordre de l’œuvreVoir l’entretien avec Sébastien Bourdon.. Le vocabulaire, les expressions qu’elle utilise volontiers : « il faut trouver une solution », « on va faire comme on le faisait et on va voir si ça marche », « ça, ça marche bien », « c’est vraiment du trafic », « refaisons techniquement Vai camera », « on va faire une fois techniquement l’arrivée d’Alidoro »… : autant de formulations qui désignent la mise en place scénique comme le réglage d’un ballet, le peaufinage d’un mécanisme d’horlogerie. La précision rassurante du dispositif, à laquelle les chanteurs contribuent en suggérant des « solutions », est justifiée paradoxalement par l’idée que ce qui concerne la caractérisation, l’intériorité des intentions, leur appartient. Il ne s’agit pas de rendre abstraite la mise en scène, mais de construire, idéalement, une structure propice à leur interprétation personnelle. Ainsi, une formule que l’on entend souvent : « Triche ! », résonne comme un encouragement, un apaisement qu’autorise le metteur en scène, afin d’atténuer la demande scénique, alors que s’impose au chanteur l’injonction la plus forte, structurante, de la partition vocaleChéreau, « Lorsque cinq ans seront passés », art. cit., p. 138-139 : « À l’occasion il faut leur montrer où porter leur regard ; c’est encore un instinct qui leur fait défaut parfois. Faire tricher le regard au chef d’orchestre, c’est-à-dire placer un partenaire au ras de la ligne de ce regard, régler la hauteur de ces regards […], parfois fermer les yeux puis les rouvrir. ». Mais l’idée de tricherie convient bien, aussi, à ce spectacle comique, où Rossini s’ingénie à lancer la pyrotechnie savante de ses quintettes et sextuors délirants.
« Vous êtes une force commune »
En encourageant le chœur à se concevoir comme une « force commune », Frédérique Lombart pallie l’artifice qui consiste à coordonner les actions d’individus distincts sans trahir le chant collectif qui leur est allouéSur la distinction entre travail du chœur et travail des solistes, voir l’entretien avec Frédérique Lombart.. On peut transmettre cette injonction à l’ensemble du plateau, coulisses et fosse comprises. Faire fonctionner ensemble une si grande quantité d’agents constitue encore une particularité du théâtre lyrique par rapport à la plupart des productions contemporaines de théâtre parlé.
Des activités et des fonctions différentes de corps de métier engagés dans la production induisent des temps de répétition séparés, mis en place un an à l’avanceCes plannings – d’orchestre, de chœurs, solistes, et technique – sont déterminés par la direction et le régisseur général, voir l’entretien avec Sébastien Bourdon., sous la conduite de différentes personnes : un directeur musical pour l’orchestre, un chef des chœurs, un metteur en scène, et le régisseur général. Leur travail se déroule partiellement en parallèle, mais dans le cas de Cenerentola cela n’interdit ni les chevauchements – en l’absence d’un assistant, le chef, sur une même journée, assure des lectures d’orchestre et assiste à des répétitions scéniques en présence du chef de chant, tandis que des séquences de lecture purement musicale s’insèrent dans les répétitions scéniques. Si nécessaire, le relais entre les différentes autorités artistiques s’opère implicitement : ainsi, le chef peut choisir de n’intervenir que sporadiquement dans une « mise en scène-pianoC’est le cas de Darrell Ang, voir son entretien, ainsi que l’entretien avec Frédérique Lombart. », mais il prend objectivement la main des répétitions à l’arrivée de l’orchestre. Par conséquent, le metteur en scène doit alors en avoir terminé avec la mise en place générale du travail scénique, sanctionnée par la « générale piano », qui comme son nom l’indique, marque une étape finale dans le temps même des répétitions. La condition de cette passation repose donc sur un accord de principe entre les deux « métiers » mis en présence, régie théâtrale et direction musicale.
Mais une troisième instance apparaît dans l’équipe : le régisseur général, qui a un rôle décuplé à l’opéra par la présence sur le plateau d’un grand nombre d’artistes. Si la répétition ressemble à la mise en état de marche d’une armée pacifique, le régisseur doit en faire l’apprentissage pour pouvoir, durant les représentations, devenir le second « conducteur », communiquant le plus clairement possible avec le premier, et avec ses équipesDont son « double », placé symétriquement à lui, de l’autre côté du plateau, en l’occurrence Camille Rouzeval, régisseuse générale adjointe, qui prend en note, durant les répétitions, les mêmes indications que lui., assurant ainsi le bon déroulement du spectacle dans son ensemble, caché à la vue du publicVoir l’entretien avec Sébastien Bourdon.. La mobilisation des groupes de techniciens est également cruciale, et rapproche l’observation de la répétition de théâtre de la perception d’un tournage de cinéma. Cette complexité suppose une grande intelligence de la part de ces instances qui ne peuvent se permettre de rivaliser. Ainsi, Ang accepte le mot de « leaderVoir la discussion de ce terme par Banu, « Perspective à vol d’oiseau » : « La répétition et les pratiques du pouvoir », Les Répétitions, op. cit., p.33 : « Ces metteurs en scène-là ne souhaitent pas le pouvoir, ils se réclament d’un idéal démocratique selon lequel le théâtre est une organisation fédérale par rapport à laquelle chacun des membres doit se sentir spécifiquement responsable. Le metteur en scène, durant les répétitions, est un guide plus qu’un leader. » », c’est-à-dire que, plutôt qu’à diriger, il cherche à ne pas contrecarrer les énergies, et veille au contraire à les laisser se déployer dans la bonne direction.
On soulignera enfin, dans Cenerentola le rôle singulier tenu par Élisa Bellanger : chef de chant, elle assure les répétitions au piano, elle lit pour les chanteurs la partition rossinienne et ses nombreuses « didascaliesSelon l’expression de Frédérique Lombart, qui n’hésite pas à lui demander d’en improviser d’autres au cours des répétitions. », mais puisqu’elle est chargée d’accompagner les récitatifs durant la représentation, récitatifs qui ne sont pas dirigés, elle est interprète elle-même tout autant qu’elle seconde le chef durant la représentation. De même, Frédérique Lombart, glissée sur scène en Écossais de fantaisie, guide les entrées et les sorties du chœur. La démultiplication des références, qui sont ainsi parfois incarnées par une seule et même personne, est encore une fois rassurante pour les chanteursVoir l’entretien avec Marc Scoffoni..
Car si le respect de chacune des fonctions présentes en même temps est une garantie du bon fonctionnement de l’ensemble, c’est aussi le cas des solistes rassemblés sur le plateau, qui doivent apprendre, tout au long des répétitions, à cheminer de conserve. En effet, contrairement aux théâtres germaniques par exemple, la troupe n’est plus une entité fonctionnelle dans les théâtres d’opéra français. Les chanteurs n’ont pas non plus été cooptés par le metteur en scène mais recrutés par la direction du théâtre, qui a également choisi la productionNous entendons ici l’ensemble de l’équipe artistique formée autour du metteur en scène : décorateur, éclairagiste, costumier, chorégraphe. et désigné le chef. Ce système de distribution des rôles, qui s’opère, on l’a vu, à partir d’une culture du personnage assez différente de celle du théâtre, appartient en effet à une dernière instance, extérieure aux deux structures artistique et technique, mais qui ne peut être entièrement contenue dans la seule dimension administrativeVoir l’article de Marion Denizot.. Afin de tenter de saisir le caractère centralisé et organique de la situation ainsi imposée, les métaphores culinaires abondentVoir les entretiens avec Christophe Delhoume et avec Frédérique Lombart.. Centralisé, car le metteur en scène et le chef, qui souvent n’ont pas travaillé ensemble, doivent faire face à des artistes qu’ils ne connaissent, le plus souvent, pas du tout, qu’ils n’ont pas pu rencontrer auparavantCe que regrette Jeannette Fischer par exemple. ; organique, car ce sont autant de personnalités différentes, inscrites dans les temporalités multiples que nous avons décrites, qui doivent composer ensemble une réalité vivante. La première répétition, la « lecture solistes », est le moment-clef où, pour la première fois, chaque artiste est confronté aux autres, et où le directeur et le délégué de production, cachés dans la salle, vérifient la pertinence de leurs intuitions. Durant les premiers jours, le délégué de production exerce d’ailleurs une discrète surveillance, s’assurant qu’au-delà de la relation artistique, les personnes travaillent correctement ensembleVoir l’entretien avec Christophe Delhoume.. En effet, en dehors même de l’intérêt collectif, sa responsabilité est, d’une certaine manière, engagée, puisque c’est lui qui a contribué à les rassembler.
De son côté, Frédérique Lombart explique la nécessité pour le metteur en scène qui accepte la reprise d’être ouvert à tout ce que chaque nouvelle distribution comporte de différences par rapport aux précédentes. Convoquant la comparaison avec le sélectionneur sportif, qui s’impose en raison de la dimension physique très prégnante du chant lyrique, mais aussi attentive au phénomène de disparité des expériences que nous avons déjà évoqué, elle souligne que celui qui chante le rôle pour la première fois se présente, disponible, comme une pâte à modeler mais fragile, tandis que celui qui connaît déjà le rôle représente une fondation. Il est donc possible de constituer des équipes caractérisées, en mélangeant des niveaux de préparation différents. Dans tous les cas, la conscience de devoir former une troupe est exacerbée : le débutant dans un rôle y verra de l’émulation, et la nécessité de trouver une place qui lui soit propre, à la fois respectueuse et créatrice d’une cohésion nouvelleVoir l’entretien avec Marc Scoffoni., tandis qu’un chanteur plus aguerri s’exerce à rester attentif à l’énergie que les autres lui renvoientVoir en particulier l’entretien avec Josè Maria Lo Monaco.. Jeannette Fischer dément ainsi les rumeurs de jalousie, ce qu’on peut lire comme une conscience très intégrée par les interprètes lyriques de leur niveau, de leur capacité de chanter, ou non, un rôle, voire de leur personnalité vocale qui détermine ou colore leurs rôlesOn distinguera ici Josè Maria Lo Monaco, plus « musicienne » que sa collègue Jeannette Fischer, davantage attentive au rôle théâtral et à la possibilité de « composer ». . Le parcours de la répétition est alors autant une appropriation du projet musical et scénique que l’apprentissage très conscient d’une partition collective.
C’est sans doute cette dimension qui distingue le plus la répétition lyrique moderne des anciennes pratiques, et tend à la rapprocher, malgré tout, des acquis du théâtre parlé. Tandis que le processus de production, que le style des œuvres du répertoire, souvent conçues sur le principe de la collection de solistesVoir l’article de Céline Frigau Manning. , et que les attentes du public lui-même, favorisent cet isolement, les artistes tentent d’entrer en relation fine avec leurs partenaires, sur un temps très court. Tout comme le metteur en scène, qui découvre la distribution le premier jour, les solistes ne se connaissent pas personnellement, sauf, parfois, deux à deux, ou seulement de réputation. Si Jeannette Fischer souligne le fait que sa longue carrière lui permet de retrouver régulièrement des collègues, le sourire qui illumine son visage à cette idée montre aussi qu’il s’agit d’une grâce que le métier aurait pu ne pas lui faire. À leurs côtés en revanche, les chœurs et l’orchestre, ainsi que les équipes techniques du théâtre, sont souvent des groupes déjà formés et habitués à travailler ensemble, et parfois entre eux. L’équipe artistique peut également former une entité expérimentée dans cette configuration. La nature des liens est donc différente d’un corps de métier à un autre, ce qui change la perception dans le travail, instaure des hiérarchies, des liens cachés ou, au contraire, engage à les inventer. C’est justement parce que les artisans du spectacle lyrique mobilisent très consciemment cette énergie que la séparation, à la fin des répétitions, constitue un moment douloureux. La ressource contemporaine des réseaux sociauxMentionnés par trois de nos artistes : Jeannette Fischer, Sébastien Bourdon et Frédérique Lombart. compense la sensation de fugacité de l’expérience, qui contraste avec l’intensité de la collaboration induite par le montage d’une production. Il y a donc ici la tentative de conserver quelque chose qui serait né de ce rigoureux réglage, de cette constante recherche d’aplanissement des « problèmesVoir l’entretien avec Christophe Delhoume. », qui résume parfois le processus de montage d’un nouveau spectacle. Ce dernier élément contribue encore à singulariser la répétition d’opéra, qui rejoint ainsi, sotte voce, la part irrationnelle, à la fois physique et spirituelle, voire sentimentale, de toute œuvre lyrique.